Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/439

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trompons en toutes choses, les jugements des passions n’étant jamais d’accord avec les jugements de la vérité.

C’est ce que nous apprend l’admirable saint Bernard par ces belles paroles : L’amour et la haine, dit-il, ne savent point juger selon la vérité. Mais si vous voulez un jugement de vérité : Je juge selon ce que j’entends. Ce n’est point par haine, ce n’est point par amour, ce n’est point par crainte. Voici un jugement de haine : Nous avons une loi, et il doit mourir selon notre loi. Voici un jugement de crainte : Si nous le laissons faire ainsi, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre nation. Voici enfin un jugement d’amour ; c’est lorsque David, parlant de son fils parricide, dit : Pardonnez à mon fils Absalon. Notre amour, notre haine, notre crainte ne nous font faire que de faux jugements ; et il n’y a que la lumière pure de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de notre maître commun qui nous fasse faire des jugements solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu’il nous dit et que selon qu’il nous le dit : Sicut audio, sic judico. Mais voyons de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous puissions leur résister avec plus de facilité.

Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu’il ne sera pas difficile d’expliquer de quelle manière elles nous engagent dans l’erreur, après ce que nous avons dit dans le premier livre. Car les causes générales des erreurs de nos passions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos sens.

La cause la plus générale des erreurs de nos sens est, comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous attribuons aux objets de dehors ou à notre corps les sensations qui sont propres à notre âme ; que nous attachons les couleurs sur la surface des corps ; que nous répandons la lumière, les sons et les odeurs dans l’air, et que nous fixons la douleur et le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent quelques changements par le mouvement des corps qui les rencontrent.

Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. L’objet qui fait naître en nous quelque passion nous paraît en quelque façon ren-