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INTRODUCTION.

ruelle de son lict… une femme fort blanche, qui lui ayant donné un baiser froit comme glace, se disparut. » (I, 6, Vie.) Dans les Tragiques, il nous rapporte une autre vision qu’il eut, lorsque criblé de blessures et laissé pour mort au château de Talcy, il fut visité par « l’ange consolant des amères blessures » et emporté par lui « au céleste pourpris » (IV, 227, Fers), Il était sujet même à ces hallucinations dites télépathiques qu’on a étudiées récemment et dont on ne conteste guère aujourd’hui la réalité. Cette imagination ardente devait le rendre propre à bien comprendre les grands Prophètes hébreux : aussi a-t-il subi profondément leur influence. Par là s’explique ce qu’il y a de visionnaire et parfois d’un peu apocalyptique dans les Tragiques ; par là s’explique la rare faculté d’invention mythologique qu’on y remarque.

Elle éclate même dans la conception de la nature que se fait d’Aubigné. Pour les poètes de l’école de Ronsard, qui ont eu d’ailleurs de la nature un sentiment exquis, elle n’est qu’un ensemble de sensations fraîches et douces : fleurs brillantes, champs d’épis dorés, riantes prairies, ruisseaux murmurants, oiseaux chanteurs, forêts profondes qui retentissent des plaintes des amants et les consolent. Cette nature, ils l’ont peuplée des divinités de la fable : Dryades et Sylvains, couronnés de feuillages, qui se poursuivent à travers les bois pleins d’ombre. Naïades qui s’ébattent rieuses dans l’eau des fleuves. Il n’en est plus ainsi chez d’Aubigné. Et d’abord toutes les divinités païennes ont disparu. En revanche, la nature s’est animée : elle a pris une sorte de personnalité consciente. Au premier livre, d’Aubigné nous montre la terre « pleurante de souci » et consolant les paysans opprimés avec de douces paroles (v. 275 sqq.). Ailleurs c’est encore à la terre qu’il s’adresse pour lui demander de tirer vengeance des crimes du siècle (IV, 247, Veng.), La nature compatit aux misères des hommes et s’associe à leurs tristesses. Parlant des hivers, d’Aubigné dit : « Les durs hivers noirs d’orage et de pleurs » (IV, 136, Ch. dorée), et les pluies abondantes qui tombent à la mort du Cardinal sanglant, ce sont (IV, 270, Veng.)

Les déluges espaiz des larmes de la France.