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INTRODUCTION.

symétriques. Surtout elles ne sont pas liées logiquement entre elles comme les différents moments d’une pensée progressive : elles sont indépendantes les unes des autres, chacune reprend intégralement l’idée ou le sentiment qu’exprime déjà la précédente et le revêt d’une image nouvelle ; et c’est bien là ce qui caractérise la poésie du Psalmiste. D’autres fois d’Aubigné s’élève jusqu’à l’extase, ce sentiment mystique entre tous qu’il a si magnifiquement décrit dans un sonnet (III, 257) et dans la Lettre à la duchesse de Bar (I, 550). C’est dans une extase que s’achèvent les Tragiques : la vision des félicités ineffables qui attendent les élus ravit le poète et lui enlève la parole (IV, 309, Jugem.) :

Mes sens n’ont plus de sens, l’esprit de moy s’envole,

Le cœur ravy se taist, ma bouche est sans parole :
Tout meurt, l’ame s’enfuit, et reprenant son lieu,

Extaticque se pasme au giron de son Dieu.

Si les poètes de la Pléiade ont renouvelé en France la poésie plastique et la poésie sentimentale, c’est d’Aubigné qui a été le véritable initiateur du lyrisme religieux. Mais ce n’est pas tout. Il a aussi, dans une certaine mesure, créé une forme de l’épopée religieuse qui place les Tragiques, sinon sur la même ligne, du moins dans le même groupe que la Divine Comédie et le Paradis perdu.

D’Aubigné avait à un très haut degré cette faculté d’exprimer les idées par de vivants symboles que M. Renouvier, dans son étude sur Victor Hugo, a appelée le « génie mythologique ». Il la devait au caractère visionnaire de son imagination. Non seulement, en effet, il croyait aux pratiques magiques et aux présages célestes ; non seulement il était lui-même quelque peu devin et avait une foi absolue dans ses pressentiments, mais il était sujet à des hallucinations d’une nature morbide qu’il nous a racontées lui-même [1]. Toute sa vie, il conserva le souvenir d’une vision bizarre qu’il eut à six ans, un jour qu’il attendait son précepteur : « Il ouït entrer dans la chambre, et puis en la

  1. Voyez au tome V de l’édition Réaume et de Caussade, dans la Notice littéraire, le chapitre consacré à d’Aubigné superstitieux (p. 117, sqq.).