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INTRODUCTION.

associeront constamment la cour dégénérée des empereurs à la cour débauchée des Valois. D’Aubigné est tout plein de ses maîtres latins : souvent, et jusque dans ses inspirations les plus spontanées, un souvenir de Lucain ou de Juvénal vient s’interposer entre sa pensée et l’expression, et s’y fond si intimement qu’on y soupçonnerait difficilement l’imitation. Ainsi en est-il, au premier livre, de la grande scène de magie, si curieusement empruntée à Lucain ; ainsi en est-il encore du second livre entier, tout inspiré de Juvénal. Toutefois d’Aubigné ne doit pas seulement à ses maîtres latins quelques imitations directes : il leur doit aussi, pour une bonne part, quelques-uns des caractères les plus remarquables et les plus nouveaux de sa poésie.

C’est d’abord le goût des expressions saisissantes, qui frappent vivement l’imagination et se gravent aisément dans la mémoire. Avant Corneille, il aime ces vers à la Sénèque[1] où une vérité morale est condensée sous une forme brève et volontiers antithétique :

Toujours reigle à sa fin de ton vivre le cours.

Chacun de tes jours tende au dernier de tes jours.
De qui veut vivre au ciel l’aise soit la souffrance,

Et le jour de la mort celuy de la naissance…[2]

Et c’est sans doute le commerce assidu de Juvénal et de Tacite qui a fortifié son goût naturel des mots qui peignent et sa tendance à substituer sans cesse l’image concrète à l’idée abstraite. En voici quelques exemples :

Non que son cœur voguast aux flots de vanité (IV, 160, Feux).

Car de cette tourmente il n’y a plus de port
Que les bras estendus du havre de la mort (IV, 171, Feux).
À l’heure que le Ciel fume de sang et d’ames (IV, 220, Fers).
En tel estat la Cour, au jour d’esjouissance,
Se pourmeine au travers des entrailles de France (IV, 220, Fers).
Je vous en veux à vous, apostats degeneres,
Qui lechez le sang frais tout fumant de voz peres

Sur les pieds des tueurs… (IV, 276, Jugem.)

Un second trait, non moins important, c’est l’introduction de l’éloquence dans la poésie. Ronsard avait déjà donné,

  1. Ce goût des sentences n’était sans doute pas absolument nouveau : il se trouvait déjà chez les poètes tragiques qui s’inspiraient de Sénèque, et même chez la plupart des ronsardisants. Mais c’est chez d’Aubigné qu’il devient caractéristique.

  2. IV, 156, Feux ; cf. Miseres, v. 1262 ; et IV, 172, Feux, etc.