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Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/80

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AGRIPPA D'AUBIGNÉ


Vous en voyez l’espreuve au champ de Montcontour.[1]
480Héréditairement ils ont depuis ce jour
La rage naturelle, et leur race enyvree
Du sang des vrais François se sent de la curée.
    Pourquoi, chiens auriez-vous en cett’ aspre saison
(Nez sans raison) gardé aux hommes la raison,[2]
485Quand Nature sans loy, folle, se desnature,
Quand Nature mourant despouïlle sa figure,
Quand les humains privez de tous autres moyens,
Assiégez, ont mangé leurs plus fidelles chiens,
Quand sur les chevaux morts on donne des batailles
490A partir le butin des puantes entrailles ?[3]
Mesme aux chevaux péris de farcin et de faim
On a veu labourer les ongles de l'humain
Pour cercher dans les os et la peau consumée
Ce qu’oublioit la faim et la mort affamée.[4]


490. De puantes T || 491. Mesmes aux chevaux B.

  1. 479. Espreuve. L'expérience en est faite et vous pouvez vous en rendre compte. Il y a ici comme une confusion entre les deux locutions faire l'épreuve, l'expérience de, et voir la preuve. Du reste, d’Aubigné ne distingue pas nettement ces deux mots. Ainsi, II, 10, Sur les guerres civiles : « Il ne s’en trouvera plus à preuve du feu comme au temps passé. » Nous dirions aujourd’hui à l’épreuve.
  2. 484. Gardé… la raison. Le sens parait être : pourquoi auriez-vous tenu envers les hommes une conduite raisonnable ?
  3. 490. A partir, pour partager.
  4. 494. Ce qu’oublioit la faim, ce qu’avaient oublié de détruire la faim et la mort, ce qui restait des malheureux consumés par la faim. — Pour tout ce passage, cf. Hist. univ., éd. 1620, III, p. 541. D’Aubigné raconte qu’Henri IV « prenant son logis à Moncontour» pendant la guerre civile rencontra « le juge du lieu » et que ce dernier fît au roi une harangue sur les malheurs dont souffrait le pays. « Les Rois injustes et non clemens, lui dit-il, sont images de celui, qui meurtrier dés le commencement anime les cœurs des grands à commander les meurtres, les nobles et les armées à les executer, et despouiller le sein de la terre de ses douceur, en la couvrant de spectacles hideux, tels que nous les avons veus en la plaine que vous venez de passer qui parut à nos yeux un matin, animée de la plus généreuse noblesse de France, sous mesme soleil sanglante, et deux jours après puante de dix mille charongnes de guerriers excellents. Elle a paru depuis blanchissante de leurs os ; nos chiens sont devenus loups à force de sang regorgé ; c’estoient ceux qui avoient mis le païs à la mort, fait les hommes devenir des os, et périr les enfans sur les peaux des mamelles, pensans succer leurs vies dans les restes de la faim »