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Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/81

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MISERES


495Cet’ horreur que tout œil en lisant a douté,[1]
Dont nos sens dementoyent la vraye antiquité,[2]
Cette rage s’est veuë, et les meres non-meres
Nous ont de leurs forfaicts pour tesmoins oculaires.
C’est en ces sièges lents, ces sièges sans pitié,
500Que des seins plus aimants s’envole l’amitié.
La mère du berceau son cher enfant deslie ;
L’enfant qu’on desbandoit autres-fois pour sa vie
Se desveloppe ici par les barbares doigts[3]
Qui s’en vont destacher de nature les loix.
505La mère deffaisant, pitoyable et farouche,
Les liens de pitié avec ceux de sa couche,[4]
Les entrailles d’amour, les filets de son flanc,
Les intestins bruslans par les tressauts du sang,
Le sens, l’humanité, le cœur esmeu qui tremble,
510Tout cela se destord et se desmesle ensemble.
L’enfant, qui pense encor’ aller tirer en vain
Les peaux de la mammelle, a les yeux sur la main


496. De noz sens desmentoyt T.

  1. 495. Cet’ horreur. Allusion à une scène du siège de Jérusalem rapportée par Josèphe, De bello Jud., VI, 201-220. D’Aubigné connaissait et lisait cet auteur (cf. I, 379, Lettres et II, 619, Fæn.) et l’allusion est rendue évidente par le rapprochement de ce passage du Jugement (IV, 281), où s’adressent à Paris, qu’il compare à « Hierusalem », il lui dit : « Tu mangeras, comme elle, un jour la chair humaine. » Ce fait se passa, suivant les mémoires du temps, à la fin de 1590 au siège de Paris. Cf. Poirson, Hist. du règne de Henri IV, t. I, p. 76. Voltaire le rapporte également dans la Henriade, ch. X. Quelques-uns do ses vers (302-303) rappellent d’Aubigné :
                            Rends-moi le jour, le sang que t’a donné ta mère ;
                            Que mon sein malheureux te serve de tombeau.

    Douté, employé activement. Cf. III, 68, Print. : « De l’aigreur de mes maulx doubtans la vérité. » Cf. aussi IV, 163, Feux.
  2. 496. Dementoyent…, ne pouvaient croire à l’exactitude de cet ancien et authentique récit. — D’Aubigné emploie plus souvent démentir au sens de donner un démenti à, contredire. Cf. IV, 215, Fers ; IV, 211, Poés. diverses.
  3. '503. Se desveloppe. Sur cet emploi, assez récent alors, et dû à l’influence italienne, du pronominal pour le passif, cf. Darm. et Hatzf., p. 265. Voir un autre exemple v. 1084.
  4. 506. Les liens de pitié… Tous ces substantifs, repris et résumés par tout cela (v. 510), sont à la fois compléments directs de deffaisant et sujets de se destord.