Page:Audiat - Un poète abbé, Jacques Delille, 1738-1813.djvu/53

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Au bout d’un an passé dans la solitude, il se rendit à Bâle ; il y était à l’étranger, en dehors des agitations révolutionnaires, puis de là à Glairesse en Suisse, au bord du lac de Bienne, en face de l’île de Saint-Pierre ; et le gouvernement de Berne, qui jadis en avait chassé Jean-Jacques Rousseau, accorda à Delille le droit de bourgeoisie ; c’était une manière de réparer envers le poète malheureux ses torts envers l’illustre prosateur. Il trouvait là la paix, des sites ravissants, un lac, des montagnes il y acheva l’Homme des champs et les Trois règnes de la nature. Après deux ans passés à Soleure, il se rendit en Allemagne, à Brunswick, où il composa le poème de la Pitié.

À Hambourg, Delille rencontra, chez la marquise de Verthamy, Rivarol, à qui il avait à reprocher plus d’un trait malin, plus d’une satire à l’égard de « l’abbé Virgile ». Il devait avoir sur le cœur ce mot : « L’abbé Delille n’est qu’un rossignol qui a reçu son cerveau en gosier », et certainement ce dialogue, où le chou et le navet se plaignent de ce que le chant des Jardins les oublie :


Le navet n’a-t-il pas dans le pays latin
Longtemps composé seul ton modeste festin,
Avant que dans Paris ta muse froide et mince
Egayât les festins du commis et du prince ?…


« Delille passera, les navets resteront. »

C’était dur… Delille, homme du monde, affecta la plus exquise insensibilité ; il alla même jusqu’à rappeler au satirique plusieurs vers et promit de consacrer un épisode expiatoire au potager : échange de courtoisie et de compliments entre deux hommes d’esprit, dont s’égayait la galerie.

Delille finit par ce mot connu de Rome sauvé.


Je t’aime, je l’avoue, et je ne te crains pas.


Un Hollandais présent, homme d’esprit, murmura en changeant ainsi le vers.


Je te crains, je t’avoue, et je ne t’aime pas.


« C’est le plus aimable vaurien que j’aie jamais rencontre, disait plus tard à Londres le poète de son rival ; il a plus d’esprit que moi, mais je rime mieux l’alexandrin que lui. »