Page:Audoux - De la ville au moulin.djvu/125

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deux doigts collés contre son nez, il dit en nasillant :

— Ne fais tort à personne… Plains les méchants.

Il rouvrit tout grands ses yeux moqueurs :

— Et surtout donne la main aux petits enfants.

Dans la cour du moulin tante Rude fit quelques pas à notre rencontre. Se doutait-elle de la vérité ? Elle mêla sans raison son rire au nôtre. Et cette fois je vis bien que c’était l’espèce de brasier qui couvait toujours au fond de ses yeux qui lui faisait des prunelles si magnifiques.


Le jour de mon départ un vent violent s’éleva dès le matin. Les arbres si calmes la veille se tordaient et gémissaient comme s’ils craignaient de mourir. Le gros noyer lui-même était balancé en tous sens. Ses branches, comme prises de peur, se détachaient de lui et sautaient en sifflant sur le toit de notre maison.

Reine que le vent inquiétait presque autant que mon départ, vint prendre sa pose habituelle sur mes genoux. À la tenir ainsi une voix infiniment tendre chanta tout de suite en moi :

« Reine, petite Reine, chère petite fille que j’ai vue naître, de qui j’ai entendu le premier cri de souffrance, et vu les beaux yeux s’ouvrir à la lumière du jour ; Reine, petite Reine, qui as si cruellement meurtri mon sein de fillette en y cherchant ta vie, un soir, tu es là, sur mes genoux, et tu poses sur moi ton regard plus bleu que les papillons bleus d’août. Je t’aime, petite Reine, je t’aime d’un amour profond, et cependant je vais te quitter, et qui sait si je te reverrai jamais ? »