Page:Audoux - De la ville au moulin.djvu/218

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en sens inverse le chemin qui m’avait amenée ici ? Peut-être était-il dans l’un de ces régiments couvert de poussière et se hâtant, rencontré sur la route ? Peut-être encore m’avait-il vue et reconnue au passage sans oser me parler ?

Le baiser d’adieu et de pardon, je le lui aurais donné sans honte devant tous ses camarades. Je le lui aurais donné devant le monde entier.

À Rose qui me regardait, consternée, je criai presque :

— Oncle meunier a raison. En restant dans l’ignorance de ceux que nous aimons, nous les aidons à faire leur malheur et le nôtre. Ce baiser d’adieu et de pardon sera mon regret tant que durera l’absence de Valère. Et si Valère devait ne pas revenir de la guerre ce regret deviendrait mon remords.

À la fin d’août seulement, une lettre de Firmin nous arrive. Il nous supplie d’aller l’attendre au moulin. C’est là qu’il compte venir nous chercher dans un mois ou deux. Ainsi, il pourra voir en une seule fois toute sa famille. Sa lettre n’est pas triste ; il dit :

« Mettons-nous bien dans la tête qu’en guise de pain blanc, nous avons sur la planche quelques bonnes semaines de souffrance. »

Au moulin tous les hommes sont partis. Il ne reste que Nicolas qui a dix-sept ans et oncle meunier qui en a cinquante. À eux deux, ils font le travail de six et ne se plaignent pas. Oncle meunier dit à tous :

« On a toujours le temps de pleurer ; il faut agir d’abord. »