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histoire de saint augustin.

une réprimande bienveillante, et déclare qu’il ne manquera ni de gratitude envers son censeur, ni de docilité pour se corriger. Les paroles de Jérôme, dures peut-être, Augustin ne les redoutera point comme les celles d’Entelle ; celui-ci meurtrissait son rival, mais ne le guérissait pas ; les coups de Jérôme profiteront à Augustin : le vieillard de Judée s’est comparé au bœuf dont le pied ne devient que plus fort avec l’âge ; voici Augustin : s’il a dit quelque chose de mal, que le bœuf pèse fortement son pied sur lui. Augustin ne se plaindra pas du poids de l’âge de Jérôme, pourvu que ce poids brise la paille de sa faute. Tel est le vœu de l’évêque africain ; et voilà pourquoi il ne peut lire ni se rappeler sans soupirs les derniers mots où Jérôme souhaite de l’embrasser. Il n’ose pas prétendre à tant de bonheur, mais il voudrait que Dieu lui fît la grâce d’être assez près de Jérôme pour échanger de fréquentes lettres. Des années se sont écoulées depuis qu’Augustin écrivit à Jérôme sur les paroles de l’Apôtre aux Galates, et aucune réponse n’est venue de Bethléem ! Le porteur de la lettre ne l’a ni remise ni rapportée. L’évêque a trouvé tant de choses dans les épîtres de Jérôme tombées entre ses mains, que, pour l’avancement de ses études, il souhaiterait d’être attaché à ses côtés. Aussi a-t-il le projet d’envoyer à Jérôme et de mettre sous sa discipline un de ses enfants dans le Seigneur. « Il n’y a pas, lui dit-il, et ne pourra jamais y avoir en moi autant de science des divines Écritures que j’en reconnais en vous. Le peu que j’ai acquis dans cette science, je le dispense au peuple de Dieu ; les occupations ecclésiastiques m’empêchent de me livrer à ces études au delà des besoins des peuples que je dois instruire. »

Augustin parle ensuite de l’attaque de Rufin et de la réponse de Jérôme dont il loue la modération. Mais ce cœur si tendre, fait pour l’amitié, ne peut se défendre d’une impression pénible en voyant un tel orage éclater entre deux anciens amis. « Quelles âmes, s’écrie-t-il, pourront désormais s’épancher l’une dans l’autre en sûreté ? Qui pourra-t-on aimer en toute confiance ? Quel ami ne craindra-t-on pas comme un ennemi futur, si une querelle qui fait notre douleur a pu s’élever entre Jérôme et Rufin ! Ô condition misérable et digne de pitié ! O qu’il y a peu de fondement à faire sur ce que l’on voit au cœur de ses amis, puisqu’on ne sait rien de ce qui arrivera dans la suite ! Mais pourquoi gémir sur la fragilité d’une réciprocité affectueuse, lorsque l’homme ne se connaît pas lui-même pour l’avenir ? Peut-être, sait-il un peu ce qu’il est à présent, mais ce qu’il sera plus tard, il l’ignore. »

L’évêque revient au désir de se voir et de s’embrasser, et puis l’exemple de Rufin passe devant lui comme un noir nuage. L’union de deux amis s’est brisée au milieu d’une vie dégagée des affaires du siècle, sur ce sol même que le Christ a foulé de ses pieds humains et où il a dit : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix. Augustin voudrait rencontrer quelque part Jérôme et Rufin ; dans son émotion et sa douleur, il se jetterait à leurs pieds, pleurerait autant qu’il pourrait, prierait autant qu’il aimerait. Il supplierait chacun d’eux pour soi-même, il supplierait l’un pour l’autre, il les supplierait pour les faibles, au nom du Christ mort pour eux, et leur demanderait de ne plus répandre l’un contre l’autre des écrits qu’on ne pourra plus détruire quand on voudra faire la paix. Augustin dit à la fin que s’il lui est arrivé d’offenser Jérôme, c’est qu’il n’était pas avec lui comme avec un ami à qui on peut se livrer. Avec un ami, Augustin se donne tout entier ; il se repose dans son sein sans aucune inquiétude, parce qu’il sent que Dieu y est, que c’est vers Dieu qu’il se jette, que c’est en Dieu qu’il trouve son repos. Dans cette heureuse tranquillité, il ne redoute point l’incertitude du lendemain sur laquelle il gémissait tout à l’heure. Lorsqu’un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu pour lui un fidèle ami, Augustin ne voit plus un homme dans ce confident intime de ses desseins et de ses pensées, mais il ne voit que Dieu en qui il demeure et qui l’a fait ce qu’il est ; car Dieu est charité, et quiconque demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. La rupture de Jérôme et de Rufin occupe Augustin dans les dernières lignes de sa lettre : « C’est un grand et triste miracle, dit-il, que de descendre d’une telle amitié à une inimitié pareille ; mais c’en serait un bien consolant et bien plus grand encore, de revenir d’une telle inimitié à l’union première. »

Cette lettre est un monument de la douceur d’Augustin. Comme il s’humilie aux pieds de l’illustre vieillard ! Comme il cherche à l’apai-