vers les œuvres mauvaises. C’est ce qu’il importe de constater pour répondre aux pélagiens, qui ne veulent pas admettre une grâce intérieure, de peur de détruire le libre arbitre en imprimant un mouvement à la volonté.
Voilà donc la postérité d’Adam sous le coup d’une prévarication première ; la coulpe et la peine pèsent sur nous ; le baptême efface la coulpe, mais la peine demeure. L’économie du dogme chrétien va se montrer admirable, précisément en ce point où ses ennemis l’attaquent le plus vivement. Nous avons dit tout à l’heure que la chute primitive avait troublé l’équilibre de la volonté humaine ; eh bien ! la grâce chrétienne, cette grâce intérieure niée par les pélagiens, est un perpétuel miracle de miséricorde et d’harmonie morale, parce qu’il tend à rétablir l’ancien équilibre en excitant le penchant au bien dont la langueur est notre plus grande misère. Quelque atteinte qu’ait reçue l’équilibre de la volonté humaine, nous n’en demeurons pas moins libres, et nous avons le sentiment profond de notre liberté. La grâce détruit la liberté, dit-on ; nous répondons d’abord que la grâce n’est pas irrésistible, qu’elle est seulement un secours, et qu’un secours n’est pas une contrainte. Nous simplifions ici la question et nous la dégageons de toutes les arguties. Tendre la main à un enfant, l’aider à faire un pas, ce n’est pas l’obliger à marcher ; l’enfant garde la liberté de repousser votre main, de se retourner et de rester immobile. Il en est de même du mouvement divin imprimé à votre volonté ; elle peut s’y soustraire à son gré, et toutes les fois que nous renonçons à l’accomplissement d’une bonne pensée, c’est que nous nous dérobons au souffle du ciel.
Il a fallu dénaturer la pensée chrétienne pour trouver dans la grâce l’anéantissement de la volonté et du mérite de l’homme, l’extinction de toute activité humaine, et je ne sais quel mystique fatalisme qui ployait la vie sous l’étreinte d’en-haut. Je sens de toute l’énergie de mon âme que je suis libre de vouloir ou de ne pas vouloir, d’agir ou de ne pas agir ; je sens énergiquement aussi toute ma faiblesse pour le bien, et puisque la corruption de ma nature lie ou appesantit mes ailes, je bénis la main divine qui les déploie et les rend légères pour m’élever aux régions de la vertu ; et comme l’œuvre du bien emporte toujours l’idée d’une lutte victorieuse contre le mal de la part de l’homme, nos mérites sont le produit de notre puissance intérieure et des forces de notre liberté. Tous nos livres sacrés et les Pères de l’Église nous montrent les félicités éternelles comme le prix des efforts persévérants et des combats glorieux sur la terre. Il n’est pas vrai que, d’après le christianisme, la grâce puisse être refusée à l’homme ; le christianisme enseigne que la grâce a été accordée même aux païens ; si la société chrétienne a donné au monde le spectacle de plus hautes vertus que nulle autre société, c’est que, sous l’empire de la croix, Dieu a visité l’homme de plus près et l’a gratifié de dons plus magnifiques. Les prétentions du stoïcisme furent des mensonges ; il y eut au fond de la vertu antique moins de sainteté que d’orgueil.
Il est nécessaire de bien préciser les principaux points de la doctrine des pélagiens : on s’intéresse faiblement à ce que l’on comprend mal. Les pélagiens soutenaient que la faute d’Adam lui avait été personnelle, qu’elle ne s’étendait point sur le genre humain, que le travail et la mort ne sont pas la peine d’une chute primitive, mais que la nature humaine est aujourd’hui ce qu’elle était avant la prévarication du premier homme. Ces assertions, comme on voit, renversaient la base même du christianisme : il n’y a pas de religion chrétienne sans la double croyance au péché originel et à la nécessité d’une rédemption. D’après les pélagiens, la grâce de Dieu n’est que la connaissance de la loi, et les autres dons divins sont le prix de nos mérites ; l’homme peut s’élever jusqu’à l’impeccabilité, de manière à ne plus avoir besoin de dire à Dieu : Pardonnez-nous nos offenses ; la régénération baptismale n’a pas pour but d’effacer le péché originel, mais seulement d’assurer la grâce de l’adoption. Le pélagianisme ne voyait dans la mission de Jésus-Christ qu’un grand exemple de vertu et une grande promesse apportés aux hommes. Il repoussait la grâce chrétienne comme mettant au néant la liberté humaine. On s’explique sans effort le penchant des rationalistes modernes[1] pour les pélagiens, car le pélagianisme fut, à peu de chose près, le déisme de ces premiers âges. Les représentants
- ↑ Nous pourrions citer ici plusieurs écrivains de notre temps qui ont continué le pélagianisme sous des apparences plus ou moins chrétiennes ; ils ont plus d’une fois inexactement reproduit le témoignage de saint Augustin. Cette partie de leurs écrits nous a paru manquer de profondeur et manquer surtout de la vraie connaissance des questions agitées.