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chapitre deuxième.

recommander de nouveau à la Providence ; puis elle regagna tristement son foyer.

Saint Augustin, dans ses Confessions, n’a pas songé à nous dire quel était l’état de Rome et de l’empire quand il parut pour la première fois dans cette ville qu’on appelait le sanctuaire de l’univers. À défaut du témoignage de notre docteur africain, nous chercherons ailleurs ce qui restait de l’ancien monde, et nous essaierons de reconstruire avec des lambeaux et de fugitives indications le passé romain de cette époque.

D’après les évaluations les plus probables, Rome, bâtie en forme circulaire et d’une circonférence de vingt-un milles, renfermait alors environ douze cent mille habitants. On y comptait près de dix-huit cents palais ou maisons opulentes, et près de quarante-sept mille demeures à plusieurs étages, où le peuple était misérablement entassé[1]. L’inégalité des fortunes offrait d’étonnantes disproportions. La société romaine ne présentait point ce milieu que nous trouvons dans les sociétés de l’Europe moderne ; la classe moyenne n’y existait pas. C’était d’un côté l’esclavage, la misère oisive ou livrée aux métiers, de l’autre de très-riches existences et même des fortunes si élevées, qu’on serait tenté d’accuser d’invention fabuleuse les auteurs de ce temps. Que dire de ces sénateurs qui tiraient de leurs patrimoines un revenu annuel de la valeur de quinze cent mille francs de notre monnaie, sans compter les provisions de blé et de vin ? Les domaines des grandes familles romaines s’étendaient non-seulement en Italie, mais aussi dans l’Archipel, le Péloponnèse et l’Afrique.

Nous disions plus haut que rien d’intermédiaire ne se rencontrait dans la société romaine. On voyait au-dessous d’une aristocratie opulente le peuple pauvre et libre et les esclaves laborieux. Mais ce peuple pauvre et libre, comment subsistait-il ? La très-mauvaise organisation des sociétés anciennes, à Athènes comme à Rome, consistait à dissiper et à ne rien produire ; les esclaves seuls travaillaient, et tout ce qui, n’étant pas esclave, n’était pas riche, vivait aux dépens du trésor public. Il y avait à Rome deux ou trois cent mille citoyens libres qui, au nom de leur dignité, méprisaient les labeurs utiles et subsistaient aux frais de l’État. L’annone était leur budget. Parmi les dieux, si nombreux aux bords du Tibre, le plus adoré fut toujours Jupiter Pillard. Les plus aimés des empereurs étaient ceux qui pouvaient faire les plus abondantes distributions : c’est ce qui nous explique la popularité de tant d’empereurs infâmes. Ces deux ou trois cent mille citoyens libres, ayant voix dans les comices, ne possédant rien et dédaignant les travaux manuels comme indignes de la majesté romaine, formaient au cœur de Rome un chancre qui hâta sa chute. Ce n’était pas le droit au travail ; c’était le droit à l’oisiveté, ce qui peut-être au fond est un peu la même chose. La grande cause qui frappa de mort les sociétés de l’ancien monde, ce fut l’absence du travail. Les peuples anciens ne comprirent pas cette loi du travail qui entretient la vie des empires, multiplie la richesse, crée les conditions, les améliore ou les refait. Ils abandonnaient le travail aux esclaves, et ne jugeaient dignes de leurs mains que les armes et l’agriculture. Le christianisme, en faisant du travail qu’il a divinisé une loi pour tous les hommes, a mis dans les flancs des sociétés modernes une vitalité inconnue aux nations païennes.

Augustin avait vu des monuments à Carthage, mais il ne dut pas s’arrêter sans une vive surprise devant les monuments de Rome qui gardaient à cette époque toute leur magnificence. Vingt-six ans auparavant, l’empereur Constance, visitant Rome pour la première fois, admirait du haut de son char de triomphe le temple de Jupiter Tarpéien, l’immense amphithéâtre construit en pierres de Tibur, le Panthéon avec les colonnes qui portaient les statues des consuls et des anciens princes, le temple de la Ville, la place de la Paix, le théâtre de Pompée, l’Odéon, le Stade, la place de Trajan, unique sous le soleil, comme dit Ammien Marcellin. Les sanctuaires païens de Rome, dans lesquels Augustin entrait en voyageur, devaient voir les images du christianisme se substituer aux images de leurs dieux.

Où en étaient les mœurs de Rome dans ce quatrième siècle où le génie chrétien éclata avec tant de sève et d’élan ? Qu’étaient devenus les descendants de ces anciens Romains si sobres, si pauvres, si désintéressés ? Dans ces abîmes de décadence on ne trouve plus trace de délicatesse, d’honneur, de vertu ; la frivolité, l’indolence et l’ignominie remplissaient les jours de ces patriciens qui traînaient de grands noms. Avec le fruit des rapines ou des honteuses manœuvres, ils donnaient libre car-

  1. Nardini, Roma antica, livre III.