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histoire de saint augustin.

façon si précise, si claire et si complète, Augustin semble avoir pressenti les futurs efforts des ennemis de la foi catholique qui s’armeraient de son nom et de son autorité pour attaquer une doctrine fondamentale du christianisme. Aussi, nous l’avouerons, après avoir lu et relu attentivement le livre de la Grâce et du Libre Arbitre, et sans même tenir compte ici des beaux traités antipélagiens dont nous avons successivement présenté l’analyse, nous ne comprenons pas comment Luther, Calvin et Jansénius ont pu couvrir du grand nom d’Augustin la diversité de leurs erreurs sur cette question. L’illustre et saint évêque d’Hippone a pour lui le genre humain, lorsqu’il enseigne la liberté de l’homme, et l’universalité des Écritures, quand il enseigne la grâce toutes les voix de la terre et du ciel concourent à établir la doctrine qui, avant Augustin et après lui, a été et demeure la doctrine de l’Église catholique. Notre foi, quoi qu’on en dise, est restée la gardienne de la dignité humaine ; Luther nous soumet à l’empire d’une nécessité ; il a beau distinguer cette nécessité de la contrainte[1], notre libre arbitre n’en est pas moins anéanti. Calvin réduit l’homme à je ne sais quelle indéfinissable condition d’ignominie, car il nie le mérite des œuvres, soutient que tous nos actes sont immondes et que les meilleures actions des hommes révèlent sa honte et son déshonneur[2]. Les écoles de Sorbonne lui paraissent les mères de toutes les erreurs, parce qu’elles défendaient le libre arbitre[3]. Ces énormités ne l’empêchaient pas de dire qu’il lui serait facile de citer en sa faveur plus de deux cents passages de saint Augustin[4]. Jansénius, qui eut l’audace d’inscrire le nom d’Augustin en tête du gros livre de ses propres erreurs[5], et qui répétait avec Luther, Augustin est tout à moi[6], a torturé, défiguré, calomnié les enseignements de l’évêque d’Hippone. C’était bien la peine de nous apprendre qu’il s’était plongé durant vingt-deux ans dans la lecture des livres du grand docteur africain !

Et dans quels traités d’Augustin avait-il pu découvrir les deux nécessités entre lesquelles il place l’âme humaine, la nécessité de contrainte et la nécessité simple, mais toutes les deux invincibles ? Dans quel ouvrage, quel chapitre, quelle ligne de l’évêque d’Hippone, Jansénius avait-il vu l’homme forcé au bien par la grâce, forcé au mal par la concupiscence, et courant ainsi inévitablement, sans délibération, sans volonté, vers des couronnes ou des châtiments ? Comment a-t-il pu espérer faire subsister le libre arbitre, même avec la nécessité simple dont il nous parle ? Que devient la volonté, du moment qu’une, chose doit être nécessairement accomplie ? La langue humaine n’offre pas un bouleversement d’idées pareil à celui d’une nécessité volontaire qui laisse subsister la liberté[7]. Saint Augustin, que Jansénius se vante d’avoir lu tant de fois, établit le mérite des bonnes œuvres par une infinité de passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, et l’évêque d’Ypres, copiant Calvin et non pas Augustin, déclare impossible toute bonne œuvre dans l’état de déchéance où nous sommes. Sommé de s’expliquer sur les divines promesses et les commandements faits au la peuple hébreu, Jansénius ne voit dans l’Ancien Testament qu’une certaine comédie[8] ! Il n’entre point dans le plan de notre ouvrage de comparer les doctrines de saint Augustin avec celles de Jansénius et de ses disciples, de faire remarquer en détail les interprétations inexactes, les omissions volontaires et même les falsifications de l’évêque d’Ypres ; il nous a suffi de signaler d’un mot les grandes déviations à Jansénius[9] et des deux célèbres réformateurs qui l’avaient particulièrement inspiré dans question de la grâce et du libre arbitre, parce que ces déviations se sont produites sous le nom glorieux et sacré d’Augustin.

À notre avis, rien ne prouve plus la grandeur, l’autorité, la valeur sans égale du docteur d’Hippone, que le soin constant des novateurs religieux à s’appuyer de son nom pour accréditer leurs idées dans le monde. Augustin leur apparaissait comme le représentant le plus élevé et le plus complet de la foi catholique :

  1. Sequitur nos necessario operari ; necessario veto dico, non coacte. Livre du Serf arbitre.
  2. Calvin, Institut., liv. iii, ch. 15, § 3.
  3. Ibid., chap. 15, n. 7.
  4. Calvin, livre vi, du Libre Arbitre.
  5. Augustinus, publié à Louvain en 1640. Cet ouvrage, d’où furent tirées les cinq propositions, a donné lieu à un nombre infini d’écrits pour ou contre Jansénius.
  6. Augustinus totus meus est. Luther, du Serf arbitre.
  7. Duplex necessitas Augustine, coactionis, et simplex, seu voluntaria, illa, non haec, repugnat libertati. Jans. De Grat. Chr, lib. VI, cap. 6.
  8. Profecto nihil aliud fuisse testimonium illud (vetus) perspi est, nisi nunquam quandam quasi comaediam. De Gr. Christ. ib. III, cap. 6. La distinction des deux nécessités fut tirée du troisième livre de la Morale d’Aristote ; elle avait été ainsi produit la philosophie que Jansénius appelait la mère des hérétiques. Lib. proem., cap. 3.
  9. Il faut ajouter aux ouvrages de Jansénius que nous avons cités,