plus grands feux pour brûler les lieux sacrés que pour brûler les villes. Les prêtres, les vierges et les moines étaient dispersés, captifs ou immolés. Le peu d’églises restées debout et comme oubliées par l’incendie manquaient de ministres ; les victimes entraient dans la tombe sans consolations. Les montagnes, les forêts, les cavernes profondes et les carrières servaient d’asile aux fugitifs : beaucoup d’entre eux étaient morts de faim. Les chemins se couvraient de malheureux tout nus et demandant l’aumône[1]. Les Barbares avaient réservé le luxe de leur cruauté pour les évêques d’Afrique, défenseurs illustres d’une foi qui excitait leur haine. La cupidité les poussait à tous les raffinements de la torture, afin d’obtenir des pontifes l’or de leurs églises. On ouvrait la bouche à des évêques avec des bâtons, et des mains impies y jetaient de la boue ; on leur serrait le front et les jambes avec des cordes tendues au point de se briser ; les bourreaux leur faisaient avaler de l’eau de la mer, du vinaigre ou de la lie. De saints pontifes étaient chargés comme des chameaux ; ils marchaient à la manière des bœufs, piqués par des pointes de fer. Les cheveux blancs ne protégeaient pas les vieillards du sanctuaire. L’histoire cite de vénérables évêques qui furent brûlés.
Ainsi l’Afrique chrétienne, qui comptait plus de sept cents évêchés[2], recevait des coups terribles ; l’arianisme conquérant lui avait préparé un immense calvaire ; les symptômes d’une fin prochaine se produisaient de toutes parts. La désolation régnait depuis Tanger jusqu’à Tripoli. Jésus-Christ avait été chassé de ses temples ; à la place des monuments qui retentissaient des chants catholiques et où s’accomplissaient les saints mystères, à la place des asiles de paix d’où la prière montait au ciel en silence, on rencontrait des monceaux de pierres noircies par le feu des incendies, et les oiseaux de proie se repaissant de débris humains. Cette vigne, pour parler le langage des Écritures, cette vigne plantée avec tant de génie, d’amour et de soins, venait d’être tout à coup arrachée de la terre. Oh ! qui pourrait dire les douleurs que souffrit alors le cœur du vieil Augustin ? L’homme de Dieu, dit Possidius, ne jugeait point l’invasion terrible comme le jugeait le reste des hommes ; regardant plus haut et à une plus grande profondeur, il prévoyait les périls des âmes. Les larmes versées nuit et jour devinrent son pain et nous ne savons rien de plus touchant que cette parole de Possidius : « Augustin trouva que les derniers temps de sa vie étaient bien amers et bien lugubres. »
Cependant le spectacle des calamités de l’Afrique n’avait point abattu cette grande intelligence. Augustin travaillait encore dans Hippone assiégée ; il songeait aux intérêts de la vérité religieuse, qui ne sont ni d’une contrée ni d’une époque, mais qui ont pour domaine l’univers et l’infini. Au milieu des lamentables images d’un siège, et en face même des Barbares, il continuait à réfuter les huit livres de Julien[3], écrits en réponse au second livre du Mariage et de la Concupiscence. Les injures tenaient beaucoup de place dans cet ouvrage de Julien. On s’étonne que la passion, et ce qui de nos jours s’appellerait l’esprit de secte ou de parti, ait pu posséder un homme éclairé au point de l’entraîner à des qualifications à peine croyables vis-à-vis du grand évêque d’Hippone. Julien parlait de la folie et de la turpitude[4] du saint docteur, qu’il désignait sous le nom de discoureur africain[5] ; il le plaçait dans l’alternative d’être le plus stupide ou le plus rusé des mortels[6]. Le vénérable Alype, ce vieil et tendre ami d’Augustin, avait sa part des invectives : Julien l’appelait le valet des fautes[7] de ce grand homme. Les divagations et les erreurs abondaient dans les huit livres de l’évêque pélagien ; Augustin hésitait à relever des aberrations dont une intelligence même c médiocre pouvait faire justice ; mais les attaques, et surtout les attaques violentes, quoique dépourvues de génie, produisent toujours un certain effet sur les multitudes ; les amis de la foi catholique pressèrent le grand docteur de répondre encore une fois à Julien. Augustin ne voulut point, comme il le dit lui-même dans un endroit de sa réponse, abandonner les hommes dont l’esprit est lent à comprendre[8].
- ↑ Possidius, Procope.
- ↑ Dupin (Notice des Épiscopats) compte six cent quatre-vingt-dix évêchés en Afrique ; Morcelli (Africa Christiana) en compte beaucoup plus.
- ↑ Cet ouvrage de Julien, composé en 421, ne fut connu de saint Augustin qu’en 428. Il est adressé à Florus, évêque pélagien.
- ↑ Amentiam et turpitudinem prodis. Livre II, Opus August.
- ↑ Tractaris poeni. Cet africain là vous est une grande peine, disait saint Augustin à Julien. Magna tibi poena est disputator hic poenus. Livre 1. Treize siècles plus tard, Voltaire appelait Bossuet un rhéteur de chaire. Histoire de l’établissement du christianisme, chap. 6, à la note.
- ↑ Quod si totum tu per imperitiam incurris, bardissimus ; sin autem id astu facis, vaferrimus inveniris. Livre III.
- ↑ Vernula peccatorum ejus. Livre I.
- ↑ Nolentes deserere hominum ingenia tardiora. Livre I.