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LES CONFESSIONS — LIVRE PREMIER

plus intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu’on n’en voudrait pas souffrir. Oh ! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le silence ! ô Dieu, seul grand, dont l’infatigable loi sème les cécités vengeresses sur les passions illégitimes ! Cet homme aspire à la renommée de l’éloquence ; il est debout devant un homme qui juge, en présence d’une foule d’hommes ; il s’acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire : « Entre aux hommes ; » et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l’entraîne à supprimer un homme « d’entre les hommes. »

Chapitre XIX.

fautes des enfants, vices des hommes.

30. J’étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de cette morale ; c’était l’apprentissage des tristes combats que je devais combattre ; jaloux, déjà, d’éviter un barbarisme, et non l’envie qu’une telle faute m’inspirait contre qui n’en faisait pas. Je reconnais et confesse devant vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire était alors pour moi le bien-vivre ; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où je plongeais loin de votre regard. Était-il donc rien de plus impur que moi ? Jusque-là, qu’abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu, ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles.

Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents, soit pour obéir à l’impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même, vaincu par le désir d’une vaine supériorité, j’usurpais souvent de déloyales victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si je découvrais qu’on me trompât, comme je trompais les autres ! Pris sur le fait à mon tour, et accusé, loin de céder, j’entrais en fureur.

Est-ce donc là l’innocence du premier âge ? Il n’en est pas, Seigneur, il n’en est pas ; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd’hui précepteur, maître, noix, balle, oiseau ; demain magistrats, rois, trésors, domaines, esclaves ; c’est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux férules succèdent les supplices. C’est donc l’image de l’humilité, que vous avez aimée dans la faiblesse corporelle de l’enfance, ô notre roi, lorsque vous avez dit : « Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent[1]. »

Chapitre XX.

il rend grâce à dieu des dons qu’il a reçus de lui dans son enfance.

31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et conservateur de l’univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces soient rendues, ne m’eussiez-vous donné que d’être enfant ! Car dès lors même, j’avais l’être, et havie, et le sentiment ; et je veillais à préserver cet ensemble de tout moi-même, ce dessin de l’unité si cachée par qui j’étais ; je gardais par le sens intérieur l’intégrité de tous mes sens, et dans cette petitesse d’existence, dans cette petitesse de pensées, j’aimais la vérité. Je ne voulais pas être trompé ; ma mémoire était forte ; mon élocution polie ; l’amitié me charmait ; je fuyais la douleur, la honte, l’ignorance. Quelle admirable merveille qu’un tel animal !

Tout cela, don de mon Dieu ! je ne me suis moi-même rien donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m’a fait est bon, et lui-même est mon bien ; et l’élan de mon cœur lui rend hommage de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais ; car ce n’était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur, la confusion, l’erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon Dieu ! Grâces à vous de tous vos dons ! Mais conservez-les-moi ; car ainsi vous me conserverez moi-même ; et tout ce que vous m’avez donné aura croissance et perfection ; et je serai avec vous, puisque c’est vous qui m’avez donné d’être.

  1. Matth. xix, 14.