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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/468

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dur ou mol, chaud ou froid, doux ou rude, grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit— au dedans. La mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin, je les compte et lès passe en revue. Ineffables replis, dédalé profond, où tout entre par le seuil qui l’attend et se range avec ordre ! Et ce n’est pas toutefois la réalité, mais l’image de la réalité sentie, qui entre pour revenir au rappel de la-pensée.

Qui pourrait dire comment se forment ces images ? et l’on sait toutefois par quel sens elles sont recueillies et mises en réserve. Car, alors que je demeure dans les ténèbres et le silence, ma mémoire me représente à volonté les couleurs, distingue le blanc du noir, et les sons ne font pas incursion sur les réminiscences de mes yeux, et, quoique présents, ils semblent se retirer et se tenir à part : je les demande, si je veux, et ils viennent aussitôt. Parfois encore, la langue immobile et le gosier silencieux, je chante comme il me plaît, sans que l’image des couleurs qui cohabite, me trouble ni m’interrompe quand je revois le trésor que l’oreille m’a versé. Ainsi, je visite au caprice du souvenir, ces magasins approvisionnés par les sens ; et je distingue, sans rien odorer, la senteur des lis de celle des violettes ; et je préfère le miel au vin chaud, le poli à l’aspérité, par réminiscence du palais et de la main. Et tout cela se passe en moi, dans l’immense galerie de ma mémoire.

14. J’y fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec toutes les impressions que j’en ai reçues, hors celles que j’ai oubliées. Là, je me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances d’une action et au sentiment dont j’étais affecté dans cette action. Là résident les souvenirs de toutes les révélations de l’expérience personnelle ou du témoignage ; de cette trame du passé j’ourdis le tissu des expériences et les témoignages accueillis sur la foi de mon expérience, des événements et des espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite ; et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant d’images, je me dis à moi-même : Je ferai ceci ou cela, et il s’ensuivra ceci ou cela. Oh ! si telle ou telle chose pouvait arriver ! Plaise à Dieu ! à Dieu ne plaise ! Et je me parle ainsi, et les images des objets qui m’intéressent sortent du pécule de ma mémoire ; car en leur absence il me serait impossible d’en parler.

15. Que cette puissance de la mémoire est grande ! Grande, ô mon Dieu ! sanctuaire impénétrable, infini ! Eh ! qui pourrait aller au fond ? Et c’est une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même ? Et où donc déborde ce qu’il ne peut contenir de lui ? Serait-ce hors de lui ? ou plutôt, n’est-ce pas en lui ? Et d’où vient ce défaut de contenance ?

Ici je me sens confondu d’admiration et d’épouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan, et le mouvement des astres ; et ils se laissent là, et ils n’admirent pas, chose admirable ! qu’au moment où je parle de tout cela, je n’en vois rien par les yeux ; incapable d’en parler pourtant, si tout cela, montagnes, vagues, fleuves, astres que j’ai vus, Océan, auquel je crois, n’offrait intérieurement à ma mémoire les mêmes immensités où s’élanceraient mes regards. Et toutefois lorsque ma vue s’est portée sur ces spectacles, elle ne les a pas engloutis ; et les réalités ne sont pas en moi, mais seulement les images, et je sais par quel sens chaque impression est entrée.

Chapitre IX, Mémoire des sciences.

16. Là, ne s’arrête pas l’immense capacité de ma mémoire. Elle porte en ses flancs tout ce que j’ai retenu de la science, et que l’oubli ne m’a pas encore dérobé. Et ces perceptions, je les garde à l’écart plus intérieurement, non pas en lieu, ni en images, mais en réalité, Car ce que je sais de la grammaire et de la dialectique, du nombre et de l’espèce des questions, n’est pas entré dans ma mémoire comme l’image, qui laisse la réalité à la porte, évanouie aussitôt qu’apparue ; comme la voix imprimant à l’ouïe une trace qui la fait vibrer encore lorsqu’elle a cessé de raisonner ; comme l’odeur qui, dans son passage, dissipée au vent, pénètre l’odorat et porte à mémoire d’une image qui se reproduit au désir de la réminiscence ; comme l’aliment qui n’a plus de saveur qu’au palais de la mémoire ; ou comme l’objet que la main a touché, dont l’éloignement n’efface pas l’empreinte : car les réalités de cet ordre ne sont pas présentées à la mémoire, (456) mais leurs