Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/480

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53. Que de séductions sans nombre dans les œuvres de l’art et de l’industrie, vêtements, vases, tableaux, statues ; abus d’une nécessité, abus même d’une intention pieuse ; nouveaux enivrements que les hommes ajoutent aux convoitises des yeux ; répandus au dehors à la suite de leurs œuvres, oubliant en eux-mêmes Celui qui les a faits, ils gâtent en se défigurant le chef-d’œuvre divin.

Ici même, ô mon Dieu ! ô ma gloire ! ici je trouve à glorifier votre nom ; ô mon sanctificateur ! je vous offre un sacrifice de louanges ! car ces beautés que vous faites passer de l’âme à la main de l’artiste, procèdent de cette beauté, supérieure à nos âmes, et vers laquelle mon âme soupire nuit et jour. Mais ces amateurs, ces fabricants de beautés extérieures, empruntent à l’invisible la lumière qui les leur fait agréer, et non la règle qui en dirige l’usage. Elle est présente, et ils ne la voient pas. C’est en vain qu’elle leur dit de ne pas aller plus loin, et de vous conserver toute leur force (Ps. LVIII, 10), au lieu de la dissiper dans ces délices énervantes.

Et moi qui en parle ainsi, qui en parle avec discernement, j’engage encore mes pas aux filets de ces beautés ; mais vous me délivrez, Seigneur, vous me délivrez, « parce que votre miséricorde est toujours présente à mes « yeux (Ps. XXV, 3). » Ma faiblesse se laisse prendre, votre miséricorde me délivre ; parfois sans souffrance, quand je tombe par mégarde ; parfois avec douleur, quand le lien s’est resserré.

Chapitre XXXV, Curiosité.

54. Ajoutez une autre tentation qui nous environne de périls multipliés. Outre la concupiscence de la chair, mêlée à toutes les impressions sensibles, à toutes les voluptés dont le fol amour consume ceux qui se retirent de vous, il se glisse encore dans l’âme, par les sens, un nouveau désir, ne demandant plus du plaisir à la chair, mais des expériences ; vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de savoir. Or, comme elle consiste dans l’appétit de connaître, et que la vue est le premier organe de nos connaissances, l’Esprit-Saint l’a nommée concupiscence des yeux (I Jean, II, 16).

Voir appartient aux yeux, mais nous attribuons cette expression aux autres sens, quand nous les appliquons à connaître. Car nous ne disons pas d’un objet : Écoute comme il rayonne, sens comme il brille, goûte comme il resplendit, touche comme il éclate. Un seul mot pour tout cela, vois ; et non-seulement, vois quelle lumière, ce qui est exclusivement du ressort des yeux, mais encore, vois quel son, vois quelle odeur, vois quelle saveur, vois quelle dureté. Aussi l’expérience générale des sens, avons-nous dit, est-elle nommée concupiscence des yeux. Quoique, en effet, la vision soit leur fonction particulière, les autres sens l’usurpent néanmoins, quand, à l’exemple des yeux, ils explorent quelque vérité.

55. Or, on discerne sans peine si l’intérêt du plaisir ou celui de la curiosité fait agir les sens. Le plaisir recherche la beauté, l’harmonie, les odeurs, les saveurs, les doux attouchements, la curiosité veut essayer même de leurs contraires, non pour affronter une impression pénible, mais par fantaisie d’éprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut nous offrir l’aspect d’un cadavre déchiré, qui fait horreur ? En est-il un gisant, tous accourent pour rapporter de cette vue la consternation, la pâleur. Ils craignent maintenant de le revoir dans leur sommeil. Eh ! qui les a contraints, éveillés, de le voir ? Quel ouï-dire leur a donné l’espérance d’y trouver quelque beauté ? — Ainsi des autres sens ; mais il serait trop long de poursuivre.

C’est cette maladie qui invente les raffinements des spectacles ; c’est elle qui prétend pénétrer les secrets les plus cachés de la nature, inutiles à connaître, et dont les hommes ne désirent rien que la connaissance ; c’est elle qui sollicite les efforts prévaricateurs de la magie ; c’est elle enfin qui, dans la religion même, va jusqu’à tenter Dieu, et lui demande des prodiges par fantaisie, et non par charité.

56. Dans cette immense forêt, remplie d’embûches et de périls, combien de coupes n’ai-je pas déjà faites ? que n’ai-je pas retranché dans mon cœur ? grâce à votre assistance, ô Dieu de mon salut ! Et cependant, la vie de chaque jour étant assaillie de ces essaims d’objets qui bourdonnent autour d’elle, quand oserai-je dire que nul d’entre eux ne fixe mon regard, et que je défie tous les piéges d’une vaine curiosité ? À cette heure, il est vrai, je suis indifférent au plaisir du théâtre ; je me soucie peu de connaître le cours des astres ; jamais mon âme n’a interrogé les ombres ; et j’abhorre tout