Aller au contenu

Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/538

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
526
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — PREMIÈRE SÉRIE.

que l’âme était couchée dans une aussi grande humiliation d’erreur, avant de sentir par le corps, avant d’être frappée, par le moyen des sens, de l’impression de ce qui passe et de ce qui est mortel.

6. D’où vient donc que nous nous représentons ce que nous n’avons pas vu ? Qu’en croyez-vous, si ce n’est que cette faculté de notre âme résulte d’une certaine force qui lui est donnée et qu’elle porte nécessairement partout avec elle, de diminuer ou d’augmenter les images ? et cette force peut surtout se remarquer dans les nombres. C’est ainsi que l’image d’un corbeau, placée sous les yeux de notre esprit, telle que nous la connaissons, peut nous conduire, par des changements, à l’image de quelque chose que nous n’aurons jamais vu. Ces figures, par la longue habitude de les rouler en soi-même, finissent par se mêler comme naturellement aux pensées. L’âme, avec les sensations, qu’elle éprouve, peut donc, en les diminuant ou en les augmentant, produire des images que les sens ne lui ont pas toutes données, mais dont une partie cependant lui arrive de la diversité de ses impressions. Nous qui sommes nés et qui avons passé notre enfance au milieu des terres, nous nous sommes fait une idée de la mer à la seule vue d’un peu d’eau dans une petite coupe ; mais nous ne pouvions nous représenter le goût des fraises et des cornouilles avant d’en avoir mangé en Italie. Les aveugles-nés, quand on les interroge sur la lumière et les couleurs, ne savent quoi répondre ; ils n’imagineront jamais rien de coloré, puisqu’ils n’ont jamais senti rien de pareil.

7. Il ne faut pas s’étonner qu’une âme ne puisse se figurer et se représenter même confusément les divers objets de la nature au milieu desquels elle vit, sans les avoir perçus par les sens. Nous aussi, avant que l’indignation, la joie et tant d’autres mouvements de l’âme portent sur notre visage et dans tous nos membres leurs visibles et nombreuses expressions, nous avons besoin que notre pensée soit frappée de la cause qui peut les produire. Elles se forment ensuite par des modes merveilleux que je vous invite à méditer, lorsque les ressorts secrets et harmonieux de notre âme agissent librement et sans dissimulation.

Je veux que vous compreniez ici qu’au milieu de tant de mouvements intérieurs et séparés de toutes ces images sur lesquelles vous m’interrogez, il est évident qu’un corps n’est pas échu à l’âme par la pensée des formes sensibles ; car je ne crois pas qu’il lui soit possible de les sentir avant de s’être servi de son corps et de ses sens. C’est pourquoi, très-cher et très-aimable ami, au nom de notre affection mutuelle et de cette fidélité que Dieu nous commande, je vous exhorte sérieusement à ne contracter aucune amitié avec ces ombres de la région des abîmes[1], et à rompre sans hésiter les liens de ce genre que vous auriez. On ne peut résister aux sens, comme notre loi sacrée nous le prescrit, quand on flatte les plaies et les blessures qu’ils ont faites à notre âme.

LETTRE VIII.


(Année 389.)

Nébride demande à Augustin comment les puissances célestes peuvent nous envoyer pendant le sommeil des visions et des songes.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

J’ai trop de hâte d’arriver au fait pour m’arrêter à une préface ou à un exorde. Quel est donc, mon cher Augustin, le moyen employé par les puissances supérieures, et je veux entendre ici les puissances célestes, pour nous envoyer des songes pendant que nous dormons ? Comment s’y prennent-elles ? à quels artifices, à quels secrets, à quelles machines ou quelles drogues ont-elles recours ? Notre esprit est-il ébranlé par leurs propres pensées, de sorte que nous formions nous-mêmes ces songes ? Ou bien se contentent-elles de nous les montrer après les avoir formés soit dans leur corps soit dans leur imagination ? Ce que nous font voir ces puissances supérieures, est-ce quelque chose qui soit précédemment formé dans leur corps ou leur imagination ? Si c’est dans leur corps, nous avons donc aussi des yeux corporels pour voir au dedans de nous durant notre sommeil ? Si c’est dans leur imagination et que la nôtre en soit saisie au moyen de ces songes, pourquoi, je vous prie, ne puis-je pas, par mon imagination, forcer la vôtre à enfanter des songes qui m’auront déjà traversé ? Certes j’ai bien aussi une imagination ; elle peut retracer ce que je veux, et pourtant je ne vous envoie aucun songe ; mais je vois que c’est notre corps qui produit les songes en nous ; il les produit par son union avec notre âme ; l’imagination est chargée de les représenter par des moyens merveilleux. Souvent dans le sommeil, quand nous avons soif, nous croyons boire, et quand nous avons faim, nous croyons manger ; il en est ainsi d’autres choses qui, par une par une sorte de secret commerce, vont fantastiquement du corps à l'âme. Ne soyez point étonné si l’élégance et la subtilité t’ont manqué dans l'exposition de ces matières; ayez égard à leur obscurité et à mon ignorance il vous appartient de remplir, selon votre pouvoir, la tâche que je vous soumets.

  1. Les fantômes des Manichéens.