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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

saient le jeûne si loin qu’on aurait peine à le croire. L’ordinaire, parmi eux, est de ne faire qu’un seul repas à la fin du jour ; mais il s’en trouve qui passent quelquefois jusqu’à trois ou quatre jours sans boire ni manger. Et ce ne sont pas seulement des hommes qui vivent de la sorte, mais des compagnies entières de vierges et de veuves demeurant ensemble, faisant de la toile et des étoffes de laine dont le produit fournit à leurs besoins. La plus digne et la plus capable est à la tête de la communauté. Quelque sévère que soit la vie de ces maisons, chacun ne pratique les austérités que selon la mesure de ses forces[1]. On n’oblige personne à faire plus qu’il ne peut. » La plupart de ces religieux s’abstenaient de viande et de vin, excepté quand ils étaient malades ; ils acceptaient cette abstinence dans un esprit pénitent, et ne s’y condamnaient point par des idées superstitieuses, à la manière des manichéens qui regardaient la chair comme impure, et le vin comme le fiel de la puissance des ténèbres.

Il était beau pour un catholique d’avoir à montrer à des ennemis le spectacle de tant de vertus. Augustin avait bien le droit de dire aux manichéens : Attaquez ceux-là, si vous le pouvez, regardez-les bien ; comparez vos jeûnes à leurs jeûnes, votre chasteté à leur chasteté, leur modestie à votre modestie, et vous saurez la différence qu’il y a entre la réalité et les apparences, entre la voie droite et celle de l’erreur, entre le port assuré de la vraie religion et les écueils où la voix trompeuse des sirènes de la superstition fait tomber ceux qui la suivent ! — Les manichéens n’avaient pas le droit de juger de la morale chrétienne par les dérèglements ou les erreurs de quelques chrétiens indignes de ce nom. Qu’importaient aux vrais catholiques ces prétendus fidèles qui adoraient des sépulcres et des images, qui buvaient sur les tombeaux avec intempérance, qui préparaient des festins à des cadavres, et qui, en les ensevelissant, s’ensevelissaient eux-mêmes par leurs désordres qu’ils prenaient pour des actes religieux ? Parmi l’innombrable multitude de chrétiens, quoi de surprenant qu’il se rencontre des gens livrés au mal ? Ceux que les manichéens condamnaient étaient déjà condamnés par l’Église catholique. Si on laisse les mauvais dans l’Église, c’est l’ivraie qu’on laisse au champ du Seigneur, de peur qu’en l’arrachant on n’arrache aussi le bon grain : la séparation se fera dans son temps. Quand le maître viendra, il nettoiera son aire et séparera la paillé du froment.

Voilà, en quelques pages, l’esprit et les principales données de ce livre qui réduisait en poussière les calomnies des manichéens, montrait dans toute sa beauté la morale chrétienne, et présentait à l’admiration du monde cette société nouvelle née du calvaire, parée d’une perfection céleste que les siècles anciens n’avaient pas soupçonnée.

En regard de ce tableau si glorieux pour notre foi, le tableau des mœurs des manichéens établissait un étrange point de comparaison. Dans le livre qui fut une suite du livre des Mœurs de l’Église catholique, Augustin arracha le masque à ces pieux imposteurs et déchira le voile derrière lequel ils cachaient le mensonge de leur vie. Il dit aux manichéens que, parmi leurs élus, il ne s’en est pas rencontré un seul dont la conduite ait été conforme à leurs maximes. Ils proscrivaient le vin, la viande, les bains, et ne s’en faisaient pas faute dans le secret de leurs jours. La chasteté du foyer domestique n’était pas toujours à l’abri de leurs attaques. Augustin lui-même avait vu de ses propres yeux, dans un carrefour de Carthage, plusieurs élus suivre avec d’étranges façons certaines femmes : on comprenait sans peine que c’était là une habitude dont ils ne se cachaient pas entre eux. Cette corruption demeurait impunie.

En 372, une loi de Valentinien avait défendu aux manichéens de tenir des assemblées. Constance[2], qui depuis a été inscrit au nombre des saints de l’Église catholique, était alors auditeur manichéen. Il possédait de grands biens, et proposa aux élus de les réunir en communauté à ses dépens et de les ranger sous la règle de Manichée ; l’offre fut acceptée. La règle était apparemment assez dure. Les élus manichéens, qui ne parlaient que d’austérité, se trouvèrent mal à leur aise quand il fallut subir les sévérités d’un tel régime ; leur hypocrisie fut percée à jour ; ils déguerpirent tous successivement. Augustin n’avait consigné ce fait dans son livre qu’après s’être assuré à Rome de son exactitude. Augustin peignit les mœurs

  1. Plus tard, saint Augustin, dans sa Règle, recommanda que les austérités fussent proportionnées aux forces de chacun.
  2. On ne sait pas avec précision quel est ce Constance. Saint Augustin, saint Prosper et Pallade parlent d’un Constance qu’ils mêlent à divers événements.