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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

tantôt avec eux ? Mais ce n’est là ni vivre ensemble, ni vivre selon leurs projets. De Thagaste au lieu qu’habite Nébride, le trajet n’est pas petit, c’est un voyage, et dans ces voyages répétés il n’y aurait plus ni repos ni loisir. De plus, Augustin est délicat et souffrant ; il ne peut pas tout ce qu’il voudrait, et se résigne à ne vouloir que ce qu’il peut. Tous ces embarras d’allées et de venues ne conviennent pas à ceux qui pensent à ce dernier voyage qu’on appelle la mort, le seul voyage qui mérite d’occuper l’esprit de l’homme. Il est des personnes privilégiées qui, dans le fracas des voyages, conservent le calme et la tranquillité du cœur, et qui, dans les agitations, ne perdent pas de vue la fin dernière. Mais Augustin trouve difficile de se familiariser avec la mort au milieu du tumulte des affaires. Il lui faut, quant à lui, une retraite profonde, une entière séparation du bruit de toutes choses qui passent.

Les lettres d’Augustin ravissaient Nébride : « Elles sont grandes, lui disait-il, non par l’étendue, mais par les choses, et renferment de grandes preuves de ce qu’il y a de plus grand. Elles parlent à mon oreille comme le Christ, comme Platon, comme Plotin. Elles sont, par leur éloquence, douces à entendre ; « par leur brièveté, faciles à lire ; par leur sagesse, profitables à suivre[1]. » De son côté, Augustin parlait à Nébride de ses divines pensées, et de la peine qui s’attachait au moindre retard de sa correspondance[2].

Nébride mourut chrétien peu de temps après. « Quoi que puisse être le sein d’Abraham, disait Augustin, c’est là que mon cher Nébride est vivant. »

C’est durant le dernier temps du séjour d’Augustin aux environs de Thagaste que nous devons placer l’époque de la mort de son fils Adéodat. Ce jeune homme qu’Augustin appelle l’enfant de son péché[3], et dans lequel il ne voulait reconnaître rien de lui que son péché, étonnait par sa vive intelligence ; de bonne heure il avait été admis aux graves conférences de son père. « La grandeur de son esprit, dit saint Augustin, me causait une sorte d’épouvante. » Ce précoce génie se révèle dans les dialogues du Maître[4], où l’introduisait Augustin ; les paroles d’Adéodat y sont exactement reproduites ; celui-ci avait alors seize ans. Le livre des Dix Catégories tirées d’Aristote lui est adressé. Depuis son baptême, Adéodat avait vécu comme vivent les anges ; il avait dix-sept ou dix-huit ans lorsqu’il quitta la terre. Son père nous dit dans ses Confessions, qu’il a gardé d’Adéodat un souvenir qui n’est mêlé d’aucune crainte, car Dieu lui avait pardonné les fautes de son adolescence, et épargné celles de l’âge mûr.

Les trois années d’Augustin aux environs de Thagaste ne furent pas moins fécondes que les six mois passés à Cassiacum ; Augustin s’y appliqua aux Écritures plus qu’il ne l’avait fait jusque-là. Dans l’intérêt de ses études bibliques, il se remit au grec, qui avait inspiré tant d’aversion à son enfance ; les diverses éditions des Septante et les meilleurs interprètes grecs, la traduction latine faite sur l’hébreu par saint Jérôme, furent autant de voies qui le conduisirent dans le sanctuaire de la divine parole. Nous avons parlé de quelques livres commencés à Rome et achevés dans la solitude de Thagaste ; nous avons cité aussi le livre du Maître : les autres ouvrages qui sortirent de cette retraite furent les deux livres sur la Genèse contre les manichéens, composés en 389 ; les six livres sur la musique, commencés en 387 et terminés en 389, et le livre De la véritable Religion. Du commentaire de la Genèse, la vérité s’échappe tout armée contre les disciples de Manès. Dans ce travail se montre pour la première fois le pénétrant génie d’Augustin dans l’interprétation des livres divins.

Les six livres de la musique, composés à des heures de loisir, avaient pour but de mener à Dieu, à l’harmonie éternelle, ceux qui aiment les lettres et la poésie. La musique était comme un moyen de plus qu’Augustin reconnaissait pour arriver aux magnifiques merveilles de l’infini. Dans la Revue de ses ouvrages, le docteur traite sévèrement les six livres sur la musique, parce qu’il les juge au point de vue de la gravité de sa position épiscopale ; de pieux auteurs ont cru devoir accepter cette sévérité. Mais il appartient à l’appréciateur moins exclusif de rendre au génie toute la gloire de ses œuvres, et de le relever lorsqu’il se condamne lui-même par trop de scrupules.

L’imagination d’Augustin planait dans l’immensité. Dans son ardent besoin d’ouvrir aux hommes toutes sortes de voies pour les conduire à Dieu, le solitaire de Thagaste s’était arrêté à la musique, qui a toujours eu le privilège de ravir au ciel les âmes d’élite. En 408,

  1. Lettre 6.
  2. Lettre 11.
  3. Livre ix, ch. 6.
  4. Le livre du Maître fut composé en 389.