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LIVRE PREMIER.

tu dis, sont tombées de manière à produire le bruit qui nous a étonnés, à quel ordre des choses rattacher ce fait ? N’est-ce pas plutôt au hasard ? Celui-là même, répondit-il, qui voit clairement que rien ne peut arriver sans cause, pourra-t-il comprendre que ces feuilles auraient dû ou pu tomber autrement ? Quoi ! veux-tu que j’explique la situation des arbres et des rameaux, la pesanteur naturelle des feuilles ? Qu’ai-je besoin d’explorer la mobilité de l’air où elles voltigent, leur lenteur à tomber et leurs chutes qui varient selon la température, leurs poids, leur configuration et tant de causes si obscures ? Tout cela échappe à nos sens et leur échappe entièrement. Toutefois, et c’est ce qui suffit à la question posée, je ne sais comment il n’est point obscur pour notre esprit, que rien ne se fait sans cause. Un questionneur importun pourra continuer à demander pour quelle cause les arbres sont plantés là ? Je répondrai que les hommes ont eu égard à la fécondité de la terre. Mais si les arbres sont stériles et produits par hasard, je répondrai que nous ne voyons pas tout, et que la nature qui les produit ne fait rien au hasard. Enfin, ou prouvez-moi qu’il est des effets sans cause, ou croyez que rien n’arrive en dehors de l’ordre certain des causes.


CHAPITRE V.
DIEU GOUVERNE TOUT AVEC ORDRE.

12. Quoique tu me traites de questionneur importun, repris-je, et il m’est difficile de ne l’être pas, puisque j’ai interrompu tes colloques avec Pyrame et Thisbé, je continuerai néanmoins à te questionner. Cette nature où tu veux nous montrer tant d’ordre, à quoi bon, pour ne rien dire d’une multitude d’autres choses, a-t-elle créé ces mêmes arbres qui ne portent pas de fruits ? Comme il cherchait ce qu’il devait dire, Trygétius reprit : Est-ce que les arbres ne peuvent servir à l’homme que par leurs fruits ? Combien d’autres avantages sont dus à l’ombre, au bois, enfin aux rameaux mêmes et aux feuilles ? Je t’en supplie, reprit Licentius, ne réponds pas ainsi à ses questions. Il y a une foule d’objets que nous pourrions citer ici et qui n’ont pour les hommes aucune utilité, ou du moins qu’une utilité si cachée et si faible, que les hommes et nous surtout ne pouvons ni la découvrir, ni la soutenir. Que l’on nous enseigne plutôt comment rien peut se faire sans une cause préexistante. Plus tard, dis-je, nous en parlerons. Il n’est pas encore nécessaire que j’enseigne, car tu t’es proclamé certain de l’ordre universel ; je cherche avidement à le connaître ; j’y consacre mes jours et mes nuits, et tu ne m’as encore rien appris sur cette grave question.

13. Où me jettes-tu, dit-il ? Est-ce parce que je te suis avec plus d’agilité que ces feuilles ne suivent les vents qui les jettent dans le courant, et pour lesquelles ce serait peu de tomber si elles n’étaient entraînées ? En sera-t-il autrement si Licentius entreprend d’enseigner à Augustin les graves problèmes de la philosophie ? Et moi : De grâce, cesse de t’abaisser ou de m’élever de la sorte, car je ne suis en philosophie qu’un enfant, et quand j’interroge, peu m’importe par qui me réponde Celui qui chaque jour accueille mes plaintes. Un jour, je l’espère, tu seras son oracle, et peut-être ce jour n’est-il pas éloigné. Toutefois les hommes les plus étrangers à ces sortes d’études peuvent nous apprendre quelque chose, quand on les presse, dans une réunion où l’on discute, par le fouet des questions. Et ce qu’ils peuvent nous apprendre n’est pas peu de chose. Ne vois-tu pas, et je prends volontiers ta comparaison, que ces feuilles qu’emportent les vents, qui nagent sur l’eau, bravent quelquefois le flot qui les pousse, et prêchent aux hommes l’ordre universel, si toutefois la thèse que tu soutiens repose sur la vérité ?

14. Alors, bondissant de joie sur son lit : Grand Dieu, s’écria-t-il, qui niera que vous régissiez toutes choses avec ordre ? Comme tout se tient ! comme tout s’enchaîne avec précision et successivement dans ses propres nœuds ! quels grands et nombreux événements nous ont aminés à parler ainsi ! Combien s’accomplissent pour vous découvrir à nous ! N’est-ce point cet ordre même qui a fait que nous sommes éveillés, que tu as remarqué ce bruit, que tu en as cherché la cause en toi-même, et que cette cause d’un effet si minime, tu ne l’as point trouvée ? Une souris vient, et voilà qu’elle trahit ma veille ; enfin tes paroles mêmes, peut-être sans que tu en aies eu l’intention, car ce qui nous vient à l’esprit n’est pas toujours en notre puissance, se présentent je ne sais comment et m’apprennent ce qu’il faut te répondre. Car, je t’en prie, si, selon ton dessein, nos paroles sont écrites, et retentissent