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DE L’ORDRE.


quand nous voyons un objet dont les parties sont bien proportionnées, nous pouvons dire qu’il paraît rationnel ; nous disons également qu’une musique est rationnelle, lorsqu’elle frappe l’oreille d’une manière harmonieuse. Mais qui ne rirait de celui qui dirait : odeur rationnelle, saveur rationnelle, douceur rationnelle ? Ce serait toutefois autre chose si dans un but déterminé on avait cherché à procurer cette odeur, cette saveur, cette chaleur et le reste ; si par exemple en considérant les odeurs fortes que l’on a placées dans un lieu pour en éloigner les serpents, on disait que rationnellement ce lieu exhale des odeurs ; si également l’on disait d’un breuvage préparé par le médecin, que rationnellement il est amer ou rationnellement doux ; et d’un bain apprêté pour un infirme, qu’il est rationnellement chaud ou tiède.

Mais quel homme, flairant, sur l’ordre même du médecin, une rose dans un jardin, osera dire jamais : Que cette odeur est rationnelle ? L’ordre ou le conseil de la flairer peut être rationnel, l’odeur elle-même ne saurait s’appeler ainsi, et précisément parce qu’elle est une odeur naturelle. Nous pouvons bien dire d’un mets de cuisine qu’il est raisonnablement épicé ; mais l’usage ne permet point de parler ainsi lorsque la saveur n’a d’autre but que de satisfaire la sensualité. Demandez au malade à qui le médecin a fait servir un breuvage, pourquoi ce breuvage devait être aussi doux, il vous donnera un motif différent de la sensualité ; ce motif est la nature même de la maladie ; elle n’affecte pas le goût, mais le corps, ce qui est fort différent. Demandez au contraire à un intempérant qui recherche le plaisir de la bouche pourquoi ce qu’il prend est doux ; s’il répond : c’est que j’y trouve mon plaisir, mes délices, personne ne dira que cette douceur est rationnelle, à moins toutefois que le plaisir procuré par elle ne doive conduire à un but, et que les aliments n’aient été préparés en vue de ce but même.

33. Voilà donc quelques traces de raison qu’il nous a été possible de découvrir dans les sens, dans le plaisir même de la vue et de l’ouïe. La raison ne se montre point dans la satisfaction des autres sens, mais dans le but que se propose d’atteindre par eux la créature raisonnable. On appelle beau l’objet qui frappe agréablement les yeux et où se montre une proportion raisonnable des parties entre elles, et on appelle proprement harmonieux un concert agréable aux oreilles, quand la raison préside à la mesure, inspire la composition et l’exécution du chant. Mais on ne fait point intervenir la raison, lorsque l’œil est flatté par de belles couleurs, ou l’oreille réjouie par le son clair et juste que produit un coup frappé sur la corde d’une lyre : pour voir la raison dans le plaisir de ces deux sens, il faut que l’on puisse y distinguer les proportions et l’harmonie.

34. Aussi lorsque nous considérons attentivement toutes les parties de cet édifice, comment n’être pas blessés de voir une porte à l’extrémité et une autre porte à peu près au milieu sans être au milieu même ? N’est-ce pas offenser l’œil que de prendre en construisant des mesures irrégulières sans y être forcé ? Voici à l’intérieur trois fenêtres : une au milieu, deux aux extrémités ; elles sont à égales distances et jettent également la lumière sur la baignoire. N’éprouvons-nous pas du plaisir, notre esprit n’est-il point satisfait lorsque nous les regardons avec une attention particulière ? La chute est évidente, il n’est pas nécessaire de vous en parler longuement. Aussi les architectes disent-ils que cette disposition a une raison d’être, comme ils disent qu’elle est sans raison lorsque les parties sont distribuées sans ordre.

On peut faire souvent ces observations, les appliquer à presque tous les actes et à toutes les œuvres de l’homme. Dans la poésie, disons-nous, la raison doit avoir en vue le plaisir de l’oreille ; et n’est ce point la mesure qui le produit tout entier ? Quoique les mouvements bien cadencés d’un danseur charment les regards par la mesure même à laquelle ils obéissent, le spectateur intelligent comprend ce qu’ils signifient, ce qu’ils représentent ; aussi en faisant abstraction des jouissances qu’elle procure aux sens, dit-on alors que la danse est rationnelle ; qu’elle donne à Vénus des ailes, un manteau à Cupidon ; qu’elle représente ces prétendues divinités avec toute la souplesse et toute la grâce possibles, les yeux n’en seront pas blessés, mais l’esprit. Aux yeux de l’esprit cette représentation ne serait point fidèle ; les yeux du corps seraient choqués si le mouvement manquait d’harmonie ; car il est fait pour les sens et pour plaire à l’âme en tant qu’elle anime le corps. Autre est donc le plaisir des sens ; autre ce que l’on perçoit par les