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LIVRE SECOND.


langue signifie nombre. Ainsi naquirent les poètes ; et considérant les effets merveilleux qu’ils produisaient par l’harmonie et la parole, la raison les combla d’honneur et leur permit de produire tous les mythes rationnels qu’il leur plairait. Ils travaillaient d’abord sur les mots ; ils eurent pour juges les littérateurs.

41. La raison s’aperçut que les nombres faisaient tout en musique, qu’ils régnaient sur le rhythme et sur l’harmonie. Elle étudia leur nature avec le plus grand soin ; elle trouva qu’il y en avait de divins, d’éternels, surtout en observant qu’ils l’avaient aidée jusqu’alors à tout disposer avec ordre. Déjà elle voyait avec la plus grande peine qu’ils perdaient de leur éclat et de leur pureté en passant par des bouches humaines ; et comme ce qui fait l’objet des contemplations de l’esprit est toujours présent, immortel ; comme les nombres étaient tels, tandis que le son, parce qu’il est sensible, passe et n’a plus d’existence que dans la mémoire, la raison permit aux poètes (ne devaient-ils pas en effet remonter à la génération de toutes choses ?) de supposer dans une fable rationnelle que les Muses étaient filles de Jupiter et de la Mémoire. Ce qui fit donner le nom de Musique à cet art qui parle aux sens et à l’esprit.

CHAPITRE XV.
GÉOMÉTRIE ET ASTRONOMIE.

42. La raison travailla ensuite pour les yeux. Parcourant donc la terre et le ciel, elle sentit que rien ne lui était agréable que la beauté, et que ce qui lui plaisait dans la beauté c’étaient les formes ; dans les formes, les proportions, et dans les proportions, les nombres. Elle examina alors si la ligne, si la circonférence, si toute autre forme et toute autre figure étaient en réalité ce qu’elles étaient dans l’intelligence. Mais elle décrivit qu’elles étaient bien inférieures et qu’il n’y avait aucune comparaison à établir entre ce qui tombe sous les sens et ce qui est du domaine de la pensée. Elle approfondit ces observations, les mit en ordre et en fit une science qu’elle nomma géométrie.

Le mouvement du ciel la frappait, elle se sentait portée à le considérer avec attention. Là aussi, dans les régulières vicissitudes des temps, dans le cours invariable et limité des astres, dans les intervalles réglés qui les séparent, elle s’aperçut que les mesures et les nombres dominaient encore. Résumant tout dans des définitions et des divisions, elle produisit l’astronomie, cette grande preuve de la religion, ce tourment perpétuel de sa curiosité.

43. Partout donc les nombres se présentaient à elle dans ces sciences, mais ils lui apparaissaient avec plus d’éclat dans les proportions, dont elle voyait en elle-même l’absolue vérité, par la réflexion et la méditation, et dont les choses sensibles ne présentent que des ombres et quelques traces. Elle s’anima alors, elle s’enhardit et entreprit de prouver que l’âme est immortelle. Elle considéra tout avec soin, se reconnut douée d’une grande puissance et comprit toutefois qu’elle ne pouvait rien qu’avec les nombres. Émue de cette merveille, elle se demanda si elle n’était point le nombre même qui s’applique à tout, ou si du moins ce nombre n’était pas où elle cherchait à parvenir. Elle s’attacha de toutes ses forces à ce nombre qui devait lui révéler toute vérité. Mais c’était dans ses mains ce Protée dont Alype a fait mention lorsque nous parlions des Académiciens[1]. En effet les fausses images des choses extérieures que nous comptons et qui sont produites par le nombre secret qui dirige nos calculs, absorbent la pensée et font souvent évanouir ce nombre quand on l’a saisi.

CHAPITRE XVI.
LES SCIENCES LIBÉRALES ÉLÈVENT L’ESPRIT AUX CHOSES DIVINES.

44. Quand on n’a point succombé devant ces difficultés ; quand on a ramené à l’unité réelle et véritable tant de notions diverses recueillies dans toutes ces sciences ; quand on mérite le nom d’homme instruit ; on peut alors, sans témérité, chercher, non plus seulement à croire, mais à contempler, à comprendre et à posséder les choses divines. Au contraire, est-on encore esclave des passions ? soupire-t-on après les choses périssables ? ou, quoiqu’on s’éloigne de ces faux biens et que l’on vive dans la chasteté, ignore-t-on ce qu’on entend par le néant, la matière informe et les formes inanimées ? N’a-t-on pas une juste idée du corps, de la beauté corporelle, du lieu, du temps, de ce qui est dans le lieu et dans le temps, du mou-

  1. Cont. les Acad. liv. III, ch. V, n. 11.