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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/476

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harmoniques : c’est le jugement naturel qui accompagne l’impression, et c’est en vertu de ce jugement que nous sommes charmés par la justesse des nombres ou choqués de leur défaut d’harmonie. Je suis donc loin de dédaigner l’opinion que tu viens d’émettre et d’après laquelle l’oreille serait incapable d’éprouver cette impression si elle ne révélait certains rapports d’harmonie. Crois-tu qu’on puisse rapporter un tel acte à quelqu’une des quatre classes précédentes ? — L’E. Il me semble qu’il y a là une nouvelle classe à établir. Car produire un son, comme font les corps ; ou l’entendre comme fait l’âme dans le corps ; modifier la mesure en l’allongeant ou en l’abrégeant ; la faire revivre dans la mémoire, voilà des phénomènes bien distincts de celui qui consiste à apprécier les nombres, et à exercer sur eux comme un contrôle en les trouvant justes ou faux.

6. Le M. Bien. Dis-moi maintenant quels sont les nombres qui te paraissent avoir la supériorité ? — L’E. Ceux de la cinquième espèce. — Le M. Tu as raison : ils ne serviraient pas de règle pour apprécier les autres, s’ils ne leur étaient pas supérieurs. Mais je te demande quelle est, parmi les quatre autres, l’espèce qui te semble supérieure ? — L’E.Celle qui réside dans la mémoire. Ces nombres en effet ont une durée plus longue que ceux qui se produisent dans le son, dans l’audition ou dans les mouvements de l’âme. — Le M. À ce titre tu préfères l’effet à la cause : car tu viens de dire que les nombres ne s’impriment dans la mémoire qu’à la suite d’autres nombres. — L’E. Je ne voudrais pas commettre cette inconséquence : mais je ne vois pas à quel titre je pourrais mettre un mouvement passager au-dessus d’un mouvement durable. — Le M. Ne t’inquiète pas de cette contradiction apparente. Si les choses éternelles sont supérieures aux choses temporelles, ce n’est pas une raison pour préférer, dans l’ordre des choses contingentes, celles qui subsistent quelque temps à celles qui passent plus vite. La santé, ne durât-elle qu’un jour, est sans contredit préférable à une longue maladie. Veux-tu comparer deux choses, bonnes en elles-mêmes ? Mieux vaut lire un jour que d’écrire pendant plusieurs, si on lit en un jour tout ce qu’on écrit en plusieurs. Ainsi les mouvements qui se rattachent à la mémoire ont beau durer plus longtemps que ceux qui leur donnent naissance, il faut bien se garder de les mettre au-dessus des mouvements que nous accomplissons, je ne dis pas dans le corps, mais dans l’âme : car si le repos met fin à ces derniers, l’oubli efface les premiers. Il y a plus : les mouvements que nous accomplissons semblent, avant même que nous cessions, disparaître à mesure que l’un succède à l’autre : le premier fait place au second, le second au troisième, et ainsi de suite, jusqu’au moment ou le repos même marque la fin du dernier. L’oubli, au contraire, efface plusieurs mouvements à la fois, quoique peu à peu ; car ils ne restent pas longtemps dans la mémoire sans s’altérer. Par exemple, une idée qu’on ne retrouve plus dans sa mémoire au bout d’une année, commence à s’affaiblir au bout d’un jour : cet affaiblissement est peu sensible sans doute, mais on peut le présumer : car il n’est guère vraisemblable que l’idée disparaisse dans son ensemble la veille même du jour qui achève le cours de l’année : par conséquent il faut admettre qu’elle s’affaiblit du moment même qu’elle s’est fixée dans la mémoire. De là vient cette expression si commune « je ne m’en souviens guère », chaque fois qu’on cherche au fond de la mémoire un souvenir qui ne s’est pas encore tout à fait éteint. Ainsi ces deux espèces de nombre sont périssables : mais on a raison de préférer celle qui est le principe de l’autre. — L’E. Je comprends et je suis de ton avis.

7. Le M. Maintenant donc, des trois autres espèces, quelle est la plus excellente et par conséquent la première ? Montre-le-moi. — L. E. Cela n’est pas aisé. Si je prends pour axiome, que la cause est supérieure à l’effet, je dois logiquement accorder la prééminence aux nombres des sons : car nous les percevons par l’ouïe et en les percevant nous éprouvons une modification intérieure ; par conséquent ils sont la cause des nombres que fait naître l’impression faite sur l’ouïe. Ces derniers qui résultent de nos sensations en produisent d’autres dans la mémoire et leur sont également supérieurs, puisqu’ils en sont la cause. Le souvenir et la sensation étant des phénomènes de l’âme, je n’éprouve aucun embarras à mettre l’un au-dessus de l’autre : le point délicat à mes yeux c’est de voir que les nombres sonores, qui sont matériels, ou du mains inséparables de la matière, doivent avoir la prééminence sur ceux qui s’élèvent dans l’âme lorsque nous éprouvons une sensation ; et d’un autre