pourras-tu les distinguer de ceux qui ont l’activité de l’âme pour principe, comme nous l’avons déjà observé, et qui se produisent lorsque l’âme, même dans le silence et sans aucun souvenir, se livre à un mouvement harmonique avec de justes intervalles de temps ? Ne serait-ce pas que les uns naissent, quand l’âme se porte vers le corps qui lui est uni, et les autres, quand l’âme, en entendant les sons, réagit contre les impressions du corps ? — L’E. Je comprends cette différence. — Le M. Eh bien ! De faut-il pas admettre fermement que les mouvements harmoniques de l’âme vers le corps sont d’un ordre supérieur à ceux qu’elle oppose aux impressions du corps ? — L’E. Je trouve un caractère d’indépendance mieux marqué dans ceux qui s’exécutent intérieurement et en silence, que dans ceux qui ont pour objet le corps ou les impressions du corps. — Le M. Nous avons donc distingué et classé, d’après leur supériorité relative, cinq espèces de nombres ; à présent il faut les désigner par des termes convenables, pour éviter les circonlocutions dans notre entretien. — L’E. Volontiers. — Le M. Appelons les premiers, nombres de jugement ; les seconds, nombres de progrès[1]; les troisièmes, nombres de réaction[2] ; les quatrièmes, nombres de mémoire, les cinquièmes, nombres sonores. — L’E. J’y consens et j’emploierai très-volontiers ces dénominations.
CHAPITRE VII.
17. Le M. Renouvelle donc ton attention et dis-moi si, parmi les nombres, il y en a d’éternels ou s’ils disparaissent tous et s’évanouissent avec leurs temps ? — L’E. Les nombres de jugement seuls, à mon sens, sont éternels quant aux autres, ils s’évanouissent aussitôt qu’ils paraissent, ou ils s’effacent de la mémoire et périssent dans l’oubli. — Le M. Ainsi tu es également convaincu et de l’éternité des premiers et de l’existence fugitive de tous les autres : mais ne faut-il pas examiner avec plus d’attention si les nombres de jugement sont vraiment éternels ? — L’E. Examinons donc cette question. — Le M. Réponds-moi : Quand je mets plus ou moins de temps à débiter un vers, sans toutefois violer la règle des temps qui unit tous les pieds dans le même rapport de 1 à 2[3], y a-t-il là une illusion dont ton oreille soit dupe ? — L’E. Pas le moins du monde. — Le M. Et le son que rendent ces syllabes plus brèves et pour ainsi dire plus fugitives, peut-il se prolonger au-delà du temps où il se fait entendre ? — L’E. Évidemment non. — Le M. Or, si les nombres de jugement étaient assujettis, par le lien du temps, aux mêmes intervalles que les nombres sonores, pourraient-ils servir à apprécier, à juger ces nombres sonores, qui, quoique débités plus lentement, n’en sont pas moins soumis à la règle du vers iambique ? — L’E. Aucunement. — Le M. Ainsi donc, les nombres supérieurs qui servent à juger les autres, ne sont pas enchaînés dans des intervalles plus ou moins longs de temps ? — L’E. C’est tout à fait probable.
18. Le M. Tu as raison d’approuver. Cependant voici une objection. Si ces nombres étaient tout à fait indépendants de la durée, quelque temps que je misse à prononcer des sons en observant les intervalles réguliers qu’exige l’iambe, je n’en aurais pas moins le droit de les employer pour juger. Bref, si je mettais à prononcer une seule syllabe le temps qu’un homme en se promenant met à faire trois pas, si je doublais ce temps, pour en prononcer une autre et, qu’en continuant ainsi, je composasse une série indéfinie d’iambes, le rapport de 1 à 2 serait à coup sûr fidèlement respecté, et cependant je ne pourrais avoir recours à ce jugement naturel pour vérifier de pareilles mesures. N’est-ce pas ton avis ? — L’E. Je ne puis te refuser mon approbation : à mon sens, c’est évident. — Le M. Donc ces nombres de jugement sont renfermés dans de certaines limites de temps : ils ne peuvent en sortir, pour remplir leur office de juges, et ils se refusent à apprécier tout ce qui en sort. Mais s’ils sont enfermés dans des intervalles de temps déterminés, je ne vois plus comment ils peuvent être éternels. — L’E. Ni moi je ne vois plus ce que je puis répondre. Mais, tout en préjugeant moins de leur caractère d’éternité, je n’en saisis pas mieux la raison qui démontre leur caducité. Car, quels que soient les intervalles
- ↑ Progressores : c’est-à-dire, qui résultent des mouvements de lime vers le corps, lorsqu’elle n’est pas avertie par les sons du dehors.
- ↑ Rom. 7,24,25
- ↑ Le vers est par conséquent iambique U¯.