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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/538

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imitant assez le vin et même d’un goût plus suave. Il en boit, non pas selon sa soif, mais selon son attrait ; et tout cela revient chaque jour, non pas précisément qu’il en ait besoin, sinon pour ses plaisirs et sa propre jouissance. Or, lequel de ces deux hommes vous paraît le mieux pratiquer la vie d’abstinence ? Je ne vous suppose pas encore d’un aveuglement tel que vous ne préfériez à ce dernier mon homme de tout à l’heure avec son maigre lard et sa petite quantité de vin.

30. C’est là le cri de la vérité ; mais votre erreur chante sur un autre ton. Cet élu de votre invention et immortalisé par les trois signes, s’il mène chaque jour l’existence de celui que je viens de décrire, pourra bien s’attirer, en vivant ainsi, les reproches d’un ou deux frères plies sérieux ; mais quant à être condamné, il ne le sera pas, puisqu’il n’est pas violateur du sceau. Au contraire, qu’il vienne à manger une seule fois avec le premier, qu’il oigne ses lèvres avec un petit morceau de lard rance, qu’il se désaltère avec un peu de vin éventé, de par l’autorité de votre fondateur, au grand étonnement de vous tous et cependant d’après votre consentement, il sera condamné aux flammes éternelles comme ayant violé le sceau. Je vous en prie, quittez cette erreur ; écoutez votre raison, opposez une barrière à l’habitude. Quoi de plus pervers en effet que cette perversité ? Quel délire ! Quelle folie de dire ou de penser qu’un homme repu de champignons, de truffes, de gâteaux, d’épices, de lasers, réclamant chaque jour le même luxe d’aliments, ne présente aucun des caractères qui puissent le faire déchoir des trois signes, c’est-à-dire de la règle de la sainteté ! L’autre, au contraire, qui ne prend que des légumes communs, fort mal assaisonnés, et en quantité uniquement suffisante pour subvenir aux besoins de son corps, y ajoutant trois petits verres de vin pour conserver sa santé, s’attire nécessairement par cette alimentation les plus rigoureux châtiments. Quelle absurdité !


CHAPITRE XIV.

TROIS CAUSES LOUABLES DE L’ABSTINENCE.

31. « Mais, dit l’Apôtre, il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin[1]. »Personne de rions n’en doute, pourvu que cette abstinence ait pour motif ou la fin dont j’ai parlé plus haut et qu’expriment ces paroles : « Ne prenez nul soin de la chair dans les concupiscences[2]; » ou bien, comme saint Paul l’indique plus loin, qu’on ait pour but d’enchaîner la gourmandise, que ces sortes d’aliments excitent et irritent ; ou enfin, dans la crainte de scandaliser son frère, et de porter les faibles à faire acte d’idolâtrie. En effet, à l’époque où écrivait l’Apôtre, on vendait dans les étalages beaucoup de viandes qui avaient été offertes aux idoles. Et parce qu’on faisait aussi des libations de vin aux idoles, plusieurs chrétiens, réduits à acheter ces substances, préférèrent se priver de viande et de vin, plutôt que de tomber sans le savoir dans ce qu’ils croyaient être une communication avec les idoles. C’est pour ménager ces chrétiens faibles que les autres, quoique plus instruits, quoique intimement persuadés qu’il fallait mépriser ces scrupules, bien persuadés que la viande n’est souillée que par une mauvaise conscience ; pleinement attachés à cette maxime du Sauveur : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche, qui souille l’âme, mais ce qui en sort[3] », crurent devoir néanmoins se priver de ces aliments afin de ne point scandaliser : Et ce que j’émets ici n’est point un simple soupçon, c’est un fait constaté dans les épîtres de saint Paul. Pourquoi donc nous alléguer toujours ces paroles : « Il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin ? » pourquoi n’ajoutez-vous pas ce qui suit : « ni de faire quoi que ce soit qui puisse offenser, scandaliser ou affaiblir votre frère ? » Alors du moins nous saurions dans quel but l’Apôtre formulait ces préceptes.

32. La force de cette conclusion jaillit avec plus d’éclat encore quand on la rapproche des antécédents et des conséquents. Sans doute il est bien long de les rappeler ; mais comme il en est qui ne lisent et n’étudient qu’avec répugnance et dégoût les saintes Écritures, je crois devoir citer pour eux le passage tout entier : « Recevez avec charité, dit-il, celui qui est encore faible dans la foi et gardez-vous de heurter ses idées. En effet l’un croit qu’il lui est permis de manger de toutes choses ; tandis que l’autre qui est faible ne mange que des légumes. Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui n’ose manger de tout ;

  1. Rom. 14,21
  2. Id. 13, 14.
  3. Mat. 15, 11.