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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome IX.djvu/395

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qui a ces pensées est impie envers lui-même, et se nuit quand même il ne nuirait à personne. Il n’atteint pas Dieu, il est vrai, mais il est son propre meurtrier, Dominés par ces pensées et par la crainte, ils peuvent bien ne pas nuire aux hommes, mais Dieu découvre et punit dans leurs pensées leurs homicides, leurs adultères, leurs fraudes et leurs rapines. Car il voit leurs désirs, lui dont l’œil n’est point arrêté par ce voile charnel, et peut pénétrer leur volonté. Que l’occasion se présente, et ces hommes ne deviennent plus méchants, ils montrent qu’ils le sont : ce n’est pas ce qui vient de naître qu’ils mettent en évidence, mais bien ce qui était caché dans leurs cœurs. Il n’y a que peu d’années, c’est hier en quelque sorte que l’on a vu ce que j’énonce, et les esprits les plus lents ont pu le comprendre ; il y avait ici une famille très puissante, dont Dieu s’était fait un fléau contre le genre humain ; et le genre humain se fût corrigé à cette occasion, s’il eût reconnu là une main paternelle, et redouté la sentence du juge. Pendant que cette famille exerçait en cette ville sa grande puissance, beaucoup gémissaient sous sa tyrannie, murmuraient, blâmaient, maudissaient, blasphémaient. Mais combien les hommes se nuisent à eux-mêmes, et combien sont abandonnés par un juste jugement de Dieu aux désirs de leur cœur[1] ? Puis subitement les murmurateurs devenaient membres de cette famille, et faisaient endurer aux autres les maux dont ils murmuraient un peu auparavant. Un homme est donc véritablement bon quand il ne fait point le mal qu’il pourrait faire ; c’est de lui qu’il est dit : « Il a pu violer la loi, et ne l’a point violée, faire le mal, et il ne l’a point fait. Quel est-il, et nous le comblerons de louanges ? car il a fait des merveilles en sa vie[2] ». Ainsi dit l’Écriture au sujet des hommes puissants qui demeurent inoffensifs. Un loup a la volonté de nuire autant qu’un lion. Le mal est inégal, mais non la volonté. Car un lion, non seulement dédaigne les aboiements du chien, mais il le met en fuite, puis s’élance dans l’étable, et enlève ce qu’il lui plaît, sans que le chien ose souffler : tandis qu’un loup n’ose le faire quand le chien aboie. Mais en est-il plus innocent quand il se retire sans rien prendre, effrayé qu’il est par les aboiements du chien ? Dieu nous apprend donc à pratiquer l’innocence, non par la crainte du châtiment, mais par l’amour de la justice. C’est alors que l’innocence est libre, et véritablement innocence. L’homme, innocent par crainte, n’est pas vraiment innocent, bien qu’il ne fasse point le mal qu’il voudrait bien faire. Il ne nuit point par une action coupable ; mais il se nuit beaucoup à lui-même, par son coupable désir. Vois dans l’Écriture comment il se nuit : « Quiconque aime l’iniquité, hait son âme[3] ». C’est donc nous tromper gravement que prétendre tourner contre les autres nos injustices, et non contre nous-mêmes. C’est contre les autres que l’on veut être injuste, on veut les blesser, détruire leurs biens, envahir leurs campagnes, enlever leurs esclaves, dérober leur or, leur argent, tout ce qu’ils peuvent posséder. Ce n’est guère qu’en ces manières qu’un autre est victime de nos injustices. En ce cas, ton iniquité pourrait donc nuire au corps de ton prochain, et pas à ton âme ?
2. Une doctrine si simple, si vraie, qui apprend aux hommes de bien à aimer la justice elle-même, à chercher par elle à plaire à Dieu, à reconnaître qu’il répand dans nos âmes une lumière invisible qui nous prépare aux bonnes œuvres, et à préférer, à tous les biens qui nous captivent ici – bas, cette lumière de la sagesse, un tel enseignement provoque les murmures des hommes ; et s’ils ne s’exhalent de leurs bouches, ils rongent du moins leurs cœurs. Que disent-ils donc ? Est-il vrai que je plaise à Dieu par la justice ? Que les justes lui plaisent, quand sa providence laisse fleurir ainsi les méchants ? Ils sont si criminels, et ne sont point châtiés. Et s’il leur arrive quelque mal, que vont-ils nous répondre, si nous leur disons : Voyez quelle vengeance Dieu a tirée des crimes de cet homme ? quelle fin malheureuse ! Ils vous énumèrent tous les justes qui ont essuyé quelque malheur, et nous les opposent en disant : si cet homme a essuyé des malheurs à cause de sa méchanceté, pourquoi donc a-t-il été traité de la sorte, ce juste qui a vécu si saintement, qui a fait tant d’aumônes, tant de bonnes œuvres dans l’Église, pourquoi une fin si tragique ? Pourquoi cette ressemblance entre sa mort et la mort de cet homme si coupable ? Ce langage fait voir que s’ils ne commettent point le mal, c’est qu’ils ne peuvent,

  1. Rom. 2,24
  2. Sir. 31,9-10
  3. Ps. 10,6