Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/310

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mettre à mort ce que tu ne vois pas, et tu ne peux effrayer que ce qui est visible comme toi. Nous avons, toi et moi, un Créateur invisible que nous devons craindre ensemble ; il a composé l’homme d’une partie visible et d’une partie invisible ; la partie visible est formée de terre, et l’invisible est animée par son souffle. Aussi cette nature invisible, cette âme qui a redressé et qui tient debout la partie terrestre, ne redoute rien lorsque tu frappes celle-ci. Tu peux abattre la maison ; mais celui qui l’habite ? Tu brises ses liens, il s’échappe et va se faire couronner dans un autre monde. Pourquoi donc ces menaces, impuissantes contre l’âme ? Par les mérites de celle contre qui tu ne peux rien, ressuscitera bientôt celui contre qui tu peux quelque chose. Oui le corps ressuscitera, grâce aux mérites de l’âme ; la demeure sera rendue à celui qui l’habite, pour ne plus tomber en ruines mais pour subsister toujours. Ainsi, poursuit le martyr, ainsi pour mon corps lui-même, je ne redoute point tes menaces. Il est en ton pouvoir : mais le Créateur tient compte des cheveux de ma tête [1]. Comment craindre pour mon corps, quand je ne puis perdre un seul cheveu ? Comment ne prendrait pas soin de ma chair Celui qui s’occupe de ce qu’il y a de moindre en elle ? Ce corps que tu peux frapper et mettre à mort sera provisoirement réduit en poussière, mais éternellement il sera immortel. Or à qui appartiendra-t-il ? À qui sera rendu pour l’éternelle vie ce corps mis à mort, déchiré et dispersé ? À qui sera-t-il rendu ? À celui-là même qui n’a point redouté de perdre la vie en ne craignant point le meurtre de sa chair.
4. On dit, mes frères, que l’âme est immortelle ; elle l’est effectivement sous certain rapport ; car elle est un principe de vie dont la présence anime le corps. L’âme en effet fait vivre le corps. À ce point de vue elle ne peut mourir ; aussi est-elle immortelle. Mais pourquoi ai-je dit : sous certain rapport ? Le voici. Il y a une immortalité véritable, une immortalité qui est l’immortalité même. C’est d’elle que parle l’Apôtre quand il dit de Dieu : « Seul il possède l’immortalité et habite une lumière inaccessible ; nul homme ne l’a vu ni ne le saurait voir ; à lui honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen[2]. » Or si Dieu seul possède l’immortalité, l’âme est mortelle assurément. Voilà pourquoi j’ai dit qu’elle est immortelle à sa manière ; car elle peut mourir aussi. Que votre charité s’applique à comprendre et il rue restera rien de douteux. J’ose donc assurer que l’âme peut mourir et qu’elle peut-être tuée. Oui, elle est immortelle. J’ose dire encore : Elle est immortelle et elle peut être tuée. Aussi ai-je remarqué qu’il y a une immortalité, ou l’immutabilité même, que Dieu seul possède, lui dont il est dit : « Il possède seul l’immortalité. » Eh ! si l’âme ne pouvait être tuée, le Seigneur lui-même aurait-il dit pour nous inspirer une salutaire frayeur : « Craignez Celui qui peut mettre à mort l’âme et le corps dans la géhenne ? »
5. Je n’ai fait qu’augmenter, je n’ai pas résolu la difficulté. J’ai prouvé que l’âme peut être mise à mort. L’impie seul peut contredire l’Évangile. Ceci me suggère la manière de répondre. Qu’y a-t-il de contraire à la vie, sinon la mort ? L’Évangile est la vie, l’impiété et l’infidélité sont la mort de l’âme. – Ainsi l’âme peut mourir, tout immortelle, qu’elle soit. Et comment est-elle immortelle ? Parce qu’il y a en elle une vie qui ne s’éteint jamais. Comment meurt-elle ? Non pas en cessant d’être une vie, mais en perdant la vie ; car si elle est la vie du corps, elle a aussi sa vie. Admire ici l’ordre établi dans la création. L’âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l’âme. Comme le corps a besoin de la présence de sa vie, c’est-à-dire de l’âme, pour ne pas mourir ; ainsi pour ne mourir pas, l’âme a besoin de l’action de sa vie ou de Dieu. Comment meurt le corps ? Quand l’âme le quitte. Oui, lorsque l’âme le quitte, le corps meurt, et ce n’est plus qu’un cadavre ; quels qu’aient été ses charmes, c’est maintenant un objet d’horreur. Il a encore ses membres, ses yeux, ses oreilles ; ce sont comme les fenêtres d’une demeure inhabitée, et plaindre un mort, c’est crier en vain aux fenêtres d’une maison où il n’y a plus personne qui puisse entendre. À quels sentiments, à quels retours, à quels souvenirs s’abandonne la plainte ; à quels excès de douleur ne se laisse-t-elle pas aller ? Vous diriez qu’elle se croit entendue, et elle parle à un absent. Elle rappelle sa vie, elle redit les témoignages de sa tendresse. C’est toi qui m’as fait ce don, qui m’as rendu tel et tel service, c’est de toi que j’ai reçu telle et telle marque d’amour. — Mais si tu réfléchissais, si tu comprenais, si tu commandais à cette douleur déréglée, tu verrais que ton ami n’est plus là, et qu’en vain tu frappes à la porte d’une maison où il n’y a personne.

  1. Mat. 10, 30
  2. 1 Ti. 6, 16