Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VII.djvu/204

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qui est à autrui, lorsqu’elle aura contracté l’habitude de s’abstenir de ce qui lui appartient à elle-même. Mais prends garde de changer tes jouissances plutôt que de les restreindre. Tu pourrais voir des hommes rechercher des boissons rares pour remplacer le vin ordinaire demander à d’autres fruits pressurés des sensations plus douces que les sensations laissées par eux dans le raisin ; se procurer, pour observer l’abstinence de gras, des aliments délicats et variés à l’infini ; faire pour cette époque des provisions de sensualité qui leur paraissent convenables et dont ils auraient honte de s’occuper en tout autre temps ; faire ainsi servir l’observance du Carême, non pas à réprimer les convoitises du vieil homme, mais à imaginer de nouvelles délices. Ah ! mes frères, consacrez toute la vigilance dont vous êtes capables à ne vous laisser pas gagner par de tels abus. Joignez l’économie au jeûne. Si vous diminuez la quantité de vos aliments, évitez aussi ce qui provoque la sensualité. Ce n’est pas qu’on doive avoir horreur des aliments propres, à nourrir l’homme, mais il faut mettre un frein aux plaisirs de la chair. Ce n’est pas en mangeant de veau gras ni de volailles engraissées, mais en convoitant sans modération quelques lentilles, qu’Esaü mérita d’être réprouvé de Dieu[1]. Le saint roi David ne se repent-il pas d’avoir avec excès désiré un peu d’eau[2] ? Ainsi donc ce n’est pas avec une nourriture de prix ni laborieusement préparée, c’est avec des aliments communs et de peu de valeur qu’il faut en temps de jeûne restaurer ou plutôt soutenir le corps.

3. Ces aumônes vraiment religieuses et ce jeûne frugal aideront en ce moment notre prière à monter jusqu’au ciel : car il n’y a pas d’indiscrétion à implorer la miséricorde de Dieu quand soi-même on ne la refuse pari un homme et lorsque la sérénité des désirs du cœur n’est point altérée par les représentations tumultueuses des plaisirs charnels. Que notre prière soit pure ; gardons-nous de suivre les aspirations de la cupidité plutôt que celles de la charité ; de souhaiter du mal à nos ennemis et de porter dans l’oraison l’aigreur que nous ne pouvons leur témoigner en leur faisant du mal ou en nous vengeant. Autant le jeûne et l’aumône favorisent en nous le prière ; autant la prière à son tour rend agréable l’aumône lorsqu’elle s’élève du fond du cœur, dans l’intérêt de nos ennemis aussi bien que de nos amis, et qu’elle s’abstient de toute colère, de toute haine et des autres vices si nuisibles. Eh ! si nous savons nous abstenir de nourriture, ne faut-il pas à bien plus forte raison qu’elle s’abstienne de ce qui est poison ! Nous pouvons encore, quand le moment est arrivé, nous soutenir le corps en prenant nos aliments ; ne lui permettons jamais ces jouissances à jamais interdites. Que sous ce rapport son jeûne soit perpétuel ; car il y a pour elle une nourriture spéciale qu’elle ne doit pas cesser de prendre. Que toujours donc elle s’abstienne de haine, que toujours aussi elle vive d’amour.

  1. Gen. 25, 30-34.
  2. 1Ch. 11, 18-19.