Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VII.djvu/206

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injuste que de conserver par une avarice opiniâtre ou de consumer dans des plaisirs simplement ajournés, ce qu’épargne le jeûne ? Considérez donc à qui vous êtes redevables de ce que vous vous retranchez ; faites en sorte que la miséricorde donne à la charité ce que la tempérance ôte à la volupté. Que dire maintenant de cette œuvre particulière de miséricorde qui consiste non pas à puiser dans ses celliers ni dans sa bourse, mais à tirer de son cœur ce qu’on perd en le conservant et non en le dissipant ? Je veux parler du ressentiment nourri contre qui que ce soit. Est-il rien de plus insensé que d’éviter un ennemi à l’extérieur, et d’en conserver un bien plus cruel au fond de son âme ? Aussi l’Apôtre dit-il : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère » ; et il ajoute : « Ne donnez pas entrée au diable[1] ». Ne dirait-on pas que ne chasser point à l’instant la colère du cœur, c’est comme en ouvrir la porte pour y laisser pénétrer le diable ? Ayons donc soin d’abord que ce soleil ne se couche point sur notre colère, si nous ne voulons point que s’éclipse pour notre âme le Soleil de justice. Puis, s’il y a encore du ressentiment dans une âme, qu’il disparaisse au moins si près du jour de la Passion du Seigneur ; car le Seigneur ne s’est point irrité contre ses bourreaux, attendu que pour eux il a répandu du haut de la croix son sang de sa prière[2]. Si donc il en est parmi vous dont le cœur ait gardé jusqu’à ces saints jours une colère opiniâtre, que maintenant au moins ils l’en bannissent[3], afin que la prière puisse s’élever sans inquiétude, sans se heurter, sans trembler, sans être étouffée sous le poids des remords de la conscience, lorsqu’elle sera arrivée au moment où elle devra dire : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés[4] ». Vous devez en effet demander deux choses : à ne pas recevoir et à recevoir « Remettez donc et on vous remettra ; donnez et on vous donnera[5] ». Lors même que je ne vous parlerais pas de ces devoirs, vous êtes obligés, mes frères, de vous appliquer à les observer en les méditant continuellement. Mais aujourd’hui qu’en vous rappelant tous ces divins préceptes, notre voir est secondée par la solennité même de ce jour je n’ai pas à craindre qu’aucun de vous ne méprise ou plutôt méprise en moi le Seigneur de tous ; je dois espérer au contraire qui reconnaissant sa parole dans ce que je dis, soi troupeau l’écoutera fidèlement pour être écouté lui-même.


SERMON CCIX. POUR LE CARÊME. V. LE PARDON, L’AUMÔNE ET LE JEUNE.

ANALYSE. – Nous devons, en temps de Carême, pardonner les injures en triomphant des vices qui ont pu nous empêcher de pardonner jusqu’alors. Quant à l’aumône, celui qui jeûne doit verser dans le sein des pauvres ce qu’il se retranche, et celui qui ne peut jeûner doit, par compensation, donner davantage encore. L'abstinence enfin doit être sérieuse, ainsi que la continence.

1. Nous voici parvenus à l’époque solennelle où je dois avertir votre charité de penser davantage à l’âme et de châtier le corps. Nous voici en effet à ces quarante jours si sacrés dans tout l’univers, que célèbre par des exercices publics, de religion la partie du monde que Dieu se réconcilie par le Christ. Les inimitiés ne devraient jamais naître ou devraient mourir à l’instant : si toutefois il en est que la négligence, l’opiniâtreté ou une honte plus superbe que

  1. Eph. 4, 26, 27.
  2. Luc. 23, 34.
  3. Ecc. 11, 10.
  4. Mat. 6, 12.
  5. Luc. 37, 38.