Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VII.djvu/214

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pas qu’il nous pardonne, ce serait nous abuser. Que nul ne se trompe ici, car ce n’est pas Dieu qui trompe qui que ce soit. La colère est une faiblesse attachée à l’humanité ; puissions-nous toutefois en être exempts ! C’est donc une faiblesse attachée à l’humanité, et en naissant elle est comme un petit germe sortant de terre ; mais prends garde de l’arroser de soupçons, elle serait bientôt de la haine, le germe deviendrait un gros arbre. La haine est effectivement différente de la colère. On voit souvent un père se fâcher contre son fils sans le haïr ; il veut, dans sa colère, simplement le corriger. Or, s’il se fâche pour corriger, c’est en quelque sorte l’amour qui inspire sa colère. Aussi bien est-il dit : « Tu vois le fétu dans l’œil de ton frère ; mais dans le tien tu ne vois pas la poutre[1] ». Tu condamnes la colère d’un tel, et tu conserves de la haine en toi-même. Comparée à la haine, la colère est comme un fétu ; mais en le nourrissant, tu en feras une poutre, au lieu qu’il n’en serait plus question si tu l’arrachais pour le jeter au loin.

2. Si vous étiez attentifs à la lecture de l’Épître, vous avez dû être effrayés d’une pensée de saint Jean. « Les ténèbres sont passées, dit-il, déjà luit la vraie lumière ». Puis il ajoute : « Celui qui se prétend dans la lumière, tout en baissant son frère, est encore dans les ténèbres[2] ». Ne croira-t-on pas que ces ténèbres sont de la nature des ténèbres auxquelles sont condamnés les prisonniers ? Ah ! si elles n’étaient que cela ! Personne cependant ne recherche ces dernières ; et l’on peut y jeter les innocents aussi bien que les coupables, puisque les martyrs y ont été enfermés. Oui, ils étaient de toutes parts environnés par ces ténèbres, mais une lumière secrète brillait dans leurs cœurs. Leurs yeux étaient plongés dans l’obscurité, mais l’amour de leurs frères leur permettait de voir Dieu-. Veux-tu savoir de quelle nature sont ces ténèbres dont il est parlé dans ces mots : « Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres ? » Le même Apôtre dit ailleurs : « Celui qui hait son frère est un homicide[3] ». Cet homme haineux se met en mouvement, il sort, il rentre, il voyage, il ne paraît ni chargé de chaînes, ni enfermé dans un cachot ; mais il est lié par le crime. Ne t’imagine point qu’il ne soit pas en prison ; son cœur est son cachot. Afin donc d’écarter toute idée d’indifférence pour les ténèbres dont il dit : « Celui qui hait son frère est encore dans les ténèbres », l’Apôtre ajoute : « Celui qui hait son frère est homicide ». Toi, tu hais ton frère et tu voyages tranquillement ! Quoique Dieu t’en donne le moyen, tu refuses de te réconcilier avec lui ! Tu es donc homicide, et pourtant tu vis encore ! Si Dieu se vengeait, tu serais emporté soudain avec ta haine contre ton frère. Mais Dieu t’épargne encore, épargne-toi aussi et te réconcilie. Le voudrais-tu sans que ton frère le voulût ? C’est assez pour toi. Tu as, hélas ! un motif de le plaindre ; mais toi, tu es dégagé ; et quoi qu’il refuse la réconciliation, dès que tu la veux, tu peux dire tranquillement : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés ».

3. C’est toi peut-être qui lui as manqué ; tu voudrais faire la paix, tu voudrais lui dire : Pardonne-moi, frère, mes torts contre toi. Mais lui ne veut point pardonner, il ne veut rien quitter ; il refuse de te remettre ce que tu lui dois. Qu’il ouvre donc les yeux quand il devra prier. Cet homme qui refuse de te remettre ce que tu peux lui devoir, comment se tirera-t-il d’embarras quand viendra pour lui le moment de prier ? Qu’il dise d’abord : « Notre Père qui êtes aux cieux ». Ensuite : « Que votre nom soit sanctifié ». Ensuite encore : « Que votre règne arrive ». Continue : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Poursuis : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ». C’est bien : mais ne voudras-tu point passer par-dessus ce qui suit, y substituer autre chose ? pas moyen de passer, te voici arrêté. Dis donc encore, dis sincèrement ; ou plutôt, si tu n’as pas de motif de prononcer ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses », ne les prononce pas. Que devient toutefois cet oracle de l’Apôtre : « Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n’est point en nous[4] ». Si donc ta conscience te reproche des fragilités et si de toutes parts abonde l’iniquité dans ce siècle, dis sincèrement : « Pardonnez-nous nos offenses » ; mais remarque ce qui suit. Comment ! tu as refusé de par

  1. Mat. 6, 3
  2. 1Jn. 2, 8-9
  3. 1Jn. 3, 15
  4. 1Jn. 1, 8