Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/466

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existe, nous savons ce que c’est que la Trinité, parce que nous savons ce que c’est que trois choses, mais nous ne l’aimons pas pour autant. Car nous avons le nombre trois quand nous voulons, par exemple, pour n’en pas citer d’autres, en jouant à la mourre. Serait-ce que nous n’aimons pas toute trinité, mais seulement la Trinité qui est Dieu ? Ce que nous aimons dans la Trinité, c’est donc qu’elle est Dieu. Mais nous n’avons pas vu d’autre Dieu et nous n’en connaissons point, parce qu’il n’y a qu’un Dieu : celui-là même que nous n’avons jamais vu et que nous aimons par la foi. Or, la question est de savoir d’après quelle analogie ou quelle comparaison avec des choses connues nous avons cette foi, par laquelle nous aimons Dieu que nous ne connaissons pas encore.


CHAPITRE VI.

COMMENT L’HOMME QUI N’EST PAS ENCORE JUSTE CONNAIT LE JUSTE QU’IL AIME.


9. Revenons donc sur nos pas, et examinons pourquoi nous aimons l’Apôtre. Est-ce à cause de l’espèce humaine, qui nous est parfaitement connue, et parce que nous croyons qu’il a été homme ? Non assurément : autrement nous ne pourrions plus l’aimer, puisqu’il n’est plus homme ; car son âme a été séparée de son corps. Mais nous sommes persuadés que ce que nous aimons en lui vit encore : car nous aimons une âme juste. Et d’après quelle règle générale ou spéciale, sinon parce que nous savons ce que c’est qu’une âme et ce que c’est qu’un juste ? Quant à la nature de l’âme, nous avons toute raison de dire que nous la connaissons, puisque nous en avons une. Ce n’est point sur le témoignage de nos yeux, — car nous ne l’avons jamais vue, — ni d’après une notion générale ou spéciale tirée de l’analogie ou de la comparaison, que nous avons cette foi, mais bien plutôt, comme je l’ai dit, parce que nous avons une âme, Et, en effet, y a-t-il rien qui soit aussi intimement senti et qui sente aussi bien sa propre existence, que le principe même par lequel tout le reste est senti, c’est-à-dire l’âme ? Car c’est d’après notre propre expérience que nous reconnaissons les mouvements des corps, qui nous prouvent qu’il y a d’autres êtres vivants hors de nous ; puisque vivant nous-mêmes, nous imprimons à notre corps les mouvements que nous remarquons chez les autres. En effet, quand un corps vivant se meurt, nos yeux n’ont aucun moyen de voir l’âme, qui est un objet invisible pour eux ; mais nous sentons que cette matière est animée par un principe semblable à celui qui anime notre propre corps, c’est-à-dire havie de l’âme. Et ce n’est point ici quelque chose de propre à l’habileté humaine ou à la raison : car les bêtes aussi sentent la vie, non-seulement en elles-mêmes, mais chez leurs semblables et en nous. Ni elles non plus ne voient nos âmes, mais elles s’aperçoivent de la vie par les mouvements du corps, sur le champ, avec la plus grande facilité et comme par un instinct naturel. Nous con naissons donc toute âme d’après la nôtre, et d’après la nôtre encore, nous croyons à l’existence de celle que nous ne connaissons pas. Non-seulement nous nous apercevons de l’existence d’une âme, mais nous pouvons encore savoir ce qu’elle est par l’étude de la nôtre, puisque nous en avons une. Mais comment savons-nous ce que c’est que le juste ? Car nous avons dit que nous aimons l’Apôtre, uniquement parce que c’est une âme juste. Nous savons donc ce que c’est que d’être juste, aussi bien que nous savons ce que c’est qu’une âme. Or, comme nous l’avons dit, c’est d’après nous que nous savons ce que c’est qu’une âme, puisque nous en avons une ; mais comment, sans être justes, savons-nous ce que c’est qu’un juste ? Et si personne ne sait ce que c’est qu’un juste, sans être juste, personne n’aimera ce juste sans l’être soi-même. En effet, on ne peut aimer celui qu’on croit juste, précisément parce qu’on le croit juste, quand on ne sait pas ce que c’est que d’être juste ; et nous avons démontré plus haut que personne n’aime ce qu’il croit et ne voit pas, qu’en vertu de quelque notion générale ou particulière. Donc si le juste seul aime le juste, comment celui qui n’est pas juste désirera-t-il le devenir ? Personne ne désire être ce qu’il n’aime pas. Mais pour devenir juste, celui qui ne l’est pas encore, voudra certainement le devenir ; et dès qu’il le veut, il aime le juste. Donc, même celui qui n’est pas encore juste, aime le juste. Or, celui qui ignore ce que c’est que le juste, ne peut pas aimer le juste. Donc celui même qui n’est pas encore juste, sait du moins ce que c’est que de l’être. Mais comment le sait-il ? Est-ce par le témoignage de ses yeux ? Y a-t-il un corps juste, comme il y a un corps blanc ou noir,