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LIVRE XII. — L’ANGE ET L’HOMME.

pas eu non plus de mauvaise volonté. Si donc le vice l’a corrompue, ce n’a été qu’en ôtant ou diminuant le bien qui était en elle. Il n’est donc pas possible qu’il y ait eu éternellement une mauvaise volonté dans une chose où il y avait auparavant un bien naturel que cette mauvaise volonté a altéré en le corrompant. Si donc cette mauvaise volonté n’a pas été éternelle, je demande qui l’a faite. Tout ce qu’il reste à supposer, c’est que cette volonté ait été rendue mauvaise par une chose en qui il n’y avait point de volonté. Or, je demande si cette chose est supérieure, ou inférieure, ou égale. Supérieure, elle est meilleure. Comment, dès lors, n’a-t-elle aucune volonté ? comment n’en a-t-elle pas une bonne ? De même, si elle est égale, puisque tant que deux choses ont une bonne volonté, l’une n’en produit point de mauvaise dans l’autre. Il reste que le principe de la mauvaise volonté de la nature angélique, qui a péché la première, soit une chose inférieure à cette nature et privée elle-même de volonté. Mais cette chose, quelque inférieure qu’elle soit, quand ce ne serait que de la terre, le dernier et le plus bas des éléments, ne laisse pas, en sa qualité de nature et de substance, d’être bonne et d’avoir sa mesure et sa beauté dans son genre et dans son ordre. Comment donc une bonne chose peut-elle produire une mauvaise volonté ? comment, je le répète, un bien peut-il être cause d’un mal ? Lorsque la volonté quitte ce qui est au-dessus d’elle pour se tourner vers ce qui lui est inférieur, elle devient mauvaise, non parce que la chose vers laquelle elle se tourne est mauvaise, mais parce que c’est un mal que de s’y tourner. Ainsi ce n’est pas une chose inférieure qui a fait la volonté mauvaise, mais c’est la volonté même qui s’est rendue mauvaise en se portant irrégulièrement sur une chose inférieure. Que deux personnes également disposées de corps et d’esprit voient un beau corps, que l’une le regarde avec des yeux lascifs, tandis que l’autre conserve un cœur chaste, d’où vient que l’une a cette mauvaise volonté, et que l’autre ne l’a pas ? Quelle est la cause de ce désordre ? ce n’est pas la beauté du corps, puisque toutes deux l’ont vue également et que toutes deux n’en ont pas été également touchées ; ce n’est point non plus la différente disposition du corps ou de l’esprit de ces deux personnes, puisque nous les supposons également disposées. Dirons-nous que l’une a été tentée par une secrète suggestion du malin esprit ? comme si ce n’était pas par sa volonté qu’elle a consenti à cette suggestion ! C’est donc ce consentement de sa volonté dont nous recherchons la cause. Pour ôter toute difficulté, supposons que toutes deux soient tentées de même, que l’une cède à la tentation et que l’autre y résiste, que peut-on dire autre chose, sinon que l’une a voulu demeurer chaste et que l’autre ne l’a pas voulu ? Et comment cela s’est-il fait, sinon par leur propre volonté, attendu que nous supposons la même disposition de corps et d’esprit en l’une et en l’autre ? Toutes deux ont vu la même beauté, toutes deux ont été également tentées ; qui a donc produit cette mauvaise volonté en l’une des deux ? Certainement, si nous y regardons de près, nous trouverons que rien n’a pu la produire. Dirons-nous qu’elle-même l’a produite ? mais qu’était-elle elle-même avant cette mauvaise volonté, si ce n’est une bonne nature, dont Dieu, qui est le bien immuable, est l’auteur ? Comment, étant bonne avant cette mauvaise volonté, a-t-elle pu faire cette volonté mauvaise ? Est-ce en tant que nature, ou en tant que nature tirée du néant ? Qu’on y prenne garde, on verra que c’est à ce dernier titre. Car si la nature était cause de la mauvaise volonté, ne serions-nous pas obligés de dire que le mal ne vient que du bien, et que c’est le bien qui est cause du mal ? Or, comment se peut-il faire qu’une nature bonne, quoique muable, fasse quelque chose de mal, c’est-à-dire produise une mauvaise volonté, avant que d’avoir cette mauvaise volonté ?

CHAPITRE VII.
IL NE FAUT POINT CHERCHER DE CAUSE EFFICIENTE DE LA MAUVAISE VOLONTÉ.

Que personne ne cherche donc une cause efficiente de la mauvaise volonté. Cette cause n’est point positive, efficiente, mais négative, déficiente, parce que la volonté mauvaise n’est point une action, mais un défaut d’action[1]. Déchoir de ce qui est souverainement vers ce qui a moins d’être, c’est commencer à avoir une mauvaise volonté. Or, il ne faut pas chercher une cause efficiente à cette défaillance, pas plus qu’il ne faut chercher à

  1. Voilà l’origine de la fameuse maxime scolastique, souvent citée et approuvée par Leibnitz dans ses Essais de Théodicée : Malum causam habet, non efficientem, sed deficientem.