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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIV.djvu/64

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DES DEUX ÂMES.

quement par l’intelligence et nullement par les sens corporels ; tandis que le soleil, la lune et en général toute lumière est perçue par les yeux mortels. Voici pourtant que les Manichéens attribuent au Dieu véritable et bon, la création de la lumière, et ils lui refusent la création de la vie, quelle qu’elle soit, c’est-à-dire de ce qui ne peut être perçu non-seulement que par l’esprit, mais parce qu’il y a de plus sublime dans l’âme, par l’entendement de l’intelligence. Si, après avoir invoqué Dieu, je me demande à moi-même ce que c’est que la vie, cette chose qui échappe à tous les sens du corps et qui est absolument incorporelle, est-ce que je ne pourrai pas répondre ?

N’avouent-ils pas eux-mêmes que ces âmes, qu’ils ont en horreur, non-seulement vivent, mais qu’elles ont une vie immortelle ? Cette parole de Jésus-Christ : « Laissez les morts ensevelir leurs morts[1] », ne s’applique pas à ceux qui sont dépouillés de toute vie, mais uniquement aux pécheurs, car le péché est l’unique mort d’une âme immortelle, suivant cette parole de saint Paul : « La veuve qui vit dans les délices est morte[2] » ; il la dit tout à la fois et morte et vivante. Je n’ai point à rechercher combien est honteuse la vie d’une âme pécheresse, il me suffit de savoir qu’elle vit. Si donc ce n’est que par mon intelligence que je puis percevoir une âme, comment ne pas attribuer à l’âme, sur la lumière que nous percevons par les yeux, toute la supériorité qui sépare l’intelligence des yeux eux-mêmes ?

Puisque les Manichéens font remonter jusqu’au Père de Jésus-Christ le principe de la lumière, comment donc ne reconnaîtrais-je pas que l’âme aussi a été créée par Dieu ? Si, malgré l’ignorance même et l’aveuglement où j’étais, à l’époque dont je parle, j’avais voulu réfléchir sérieusement et étudier la forme et ce qui est formé, l’espèce et son objet, j’aurais compris que le corps lui-même ne peut avoir d’autre principe que Dieu seul.

CHAPITRE III.
LE CORPS LUI-MÊME VIENT DE DIEU.

3. Mais je n’ai pas à parler du corps ; c’est de l’âme qu’il s’agit, du mouvement spontané et vif, de l’acte, de la vie, de l’immortalité. Comment ne rougirais-je pas de penser qu’il fut un temps où je refusais à Dieu la création d’une substance qui résume en elle tant de précieuses qualités ! Ces qualités si nombreuses n’ont reçu de moi qu’un examen inattentif et négligent ; c’est là ce qui arrache mes gémissements et mes larmes.

Ah ! maintenant, je roulerais en moi ces pensées, ces paroles, je les communiquerais à d’autres, je demanderais quelle est cette puissance intellectuelle à laquelle, dans l’homme, rien ne saurait être comparé. Ces hommes, si toutefois ils sont hommes, sont-ils convaincus de la vérité de cette parole ? je leur demanderais aussitôt si c’est par les yeux, organes de la vue, qu’ils comprennent. Ils le nieraient et alors je conclurais que l’entendement surpasse infiniment l’organe de la vue : j’ajouterais que l’objet qui, pour être perçu, exige un organe de beaucoup supérieur, doit être de beaucoup supérieur lui-même. De là j’arriverais à leur demander si cette âme, qu’ils disent mauvaise, est perçue par les yeux, ou seulement par l’intelligence. Par l’intelligence, répondraient-ils. Ces prémisses me suffiraient et je serais pleinement autorisé à conclure que cette âme qu’ils ont en exécration est de beaucoup supérieure à cette lumière qu’ils vénèrent, puisque celle-ci tombe dans le domaine des sens, tandis que l’autre ne relève que de l’entendement. Mais peut-être s’arrêteraient-ils ici, et refuseraient-ils de suivre la direction du bon sens ; tant est irrésistible la puissance des anciennes opinions, et de l’erreur depuis longtemps acceptée et défendue ! Mais je battrais en brèche ces hésitations, j’insisterais davantage, sans amertume, pourtant, sans légèreté et sans aucune intention de blesser ; je rappellerais tous les points concédés, et je montrerais ce qu’il faut concéder encore. Je les inviterais à se concerter entre eux, et à préparer en commun les réponses qu’ils auront à nous opposer ; acceptez-vous que l’entendement soit supérieur à nos organes corporels, ou bien niez-vous que ce qui est perçu par la partie la plus excellente de l’âme, soit supérieur à ce qui n’est perçu que par un des vils sens du corps ? Ou bien encore refuseraient-ils d’admettre que ces âmes qu’ils ont en horreur, ne puissent être connues que par l’intelligence, c’est-à-dire par ce qu’il y a dans l’âme de plus excellent, tandis que la lune et le soleil pourraient être perçus autrement que par nos

  1. Matt. VIII, 22.
  2. I Tim. V, 6.