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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIV.djvu/66

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DES DEUX ÂMES.

côté les choses intelligibles sont supérieures aux choses sensibles ; pourquoi donc, quand nous sommes convenus réciproquement de regarder Dieu comme le créateur unique de la lumière, traiterions-nous de sacrilège celui qui oserait soutenir que Dieu est le créateur des vices ? À cet adversaire je ferais la réponse que Dieu inspire d’ordinaire sur-le-champ à ceux qui le servent, sans qu’ils s’y soient aucunement préparés ; ou bien je préparerais ma réponse. Si je n’avais ni mérité la lumière divine, ni pu préparer ma réponse, je différerais, en avouant que la tâche commencée est rude et difficile. Je rentrerais en moi-même, je me prosternerais devant Dieu, je gémirais profondément en lui demandant avec ardeur la grâce de ne point permettre, ou que je manque de raisons solides pour achever ma démonstration commencée, ou que je me voie réduit à la nécessité de donner aux choses sensibles la préférence sur les choses intellectuelles, ou de dire qu’il est lui-même l’auteur des vices ; cruelle alternative également empreinte d’erreur et d’impiété.

Jamais je ne pourrai croire que Dieu m’abandonnerait dans cet état. Bien plutôt, illuminant mon esprit, par l’un de ces modes ineffables qui lui appartiennent, il m’avertirait de considérer, de considérer encore, pour voir s’il est bien vrai que ces vices, au sein desquels je me tourmente, doivent être assimilés aux choses intelligibles. Dans ce but, effrayé d’ailleurs de la faiblesse de mon œil intérieur, faiblesse qui n’est que le juste châtiment de mes péchés, j’essaierais, au moyen des choses visibles elles-mêmes, de faire un pas vers la connaissance des choses invisibles. Cette manière de procéder ne nous donne nullement une connaissance plus certaine, mais elle est mieux fondée sur l’expérience. Je chercherais donc d’abord quel est l’objet du sens de la vue : ce sont les couleurs. En effet, elles ne peuvent être perçues par aucun autre sens, elles sont l’objet propre de la vue ou de la lumière ; les mouvements des corps, la grandeur, les intervalles, les figures, tout cela, il est vrai, tombe sous le sens de la vue, mais ce n’est pas d’une manière exclusive, puisque le toucher s’y trouve aussi dans sa sphère. De là je conclurais que la lumière l’emporte d’autant plus sur les choses corporelles et sensibles, que la vue l’emporte elle-même sur les autres sens. Je m’en tiendrais donc uniquement à la lumière et je m’établirais sur ce premier degré de mon inquisition. Puis continuant ma marche, je me ferais à moi-même le raisonnement suivant : Si ce soleil qui brille d’un si vif éclat et qui suffit à la clarté du jour, pâlissait insensiblement à nos yeux jusqu’à devenir semblable à la lune, est-ce que l’impression ressentie en nous ne serait pas l’impression produite par la lumière qui brille de toute part ? Cherchant alors la lumière, ce que nous verrions encore ne serait pas ce qui n’est plus, mais le peu qui resterait de ce qui était auparavant. Ce n’est donc pas le manque ou le défaut de lumière qui viendrait frapper mes yeux, mais la lumière qui serait restée après la disparition de ce qui était. Or, puisque nous ne verrions pas ce défaut de lumière, nous ne le sentirions pas davantage ; car ce qui ne vient pas frapper le sens de la vue, ne peut être vu. Dès lors, si ce défaut ne peut être perçu ni par la vue ni par aucun autre sens, j’ai le droit de conclure qu’il n’est pas une chose sensible. Une chose qui ne peut être sentie, peut-elle être sensible ? Appliquons maintenant ces considérations à la vertu, car c’est avec raison que nous disons qu’elle illumine l’esprit d’une lumière intelligible. Or, si cette lumière de la vertu vient à faire défaut, ce défaut est ce que nous appelons le vice ; il ne tue pas l’âme mais il l’obscurcit. Si donc nous avons banni le défaut de lumière naturelle de la catégorie des choses sensibles, nous pouvons également exclure de ce qui est intelligible le vice de l’âme ; toutefois ce qui reste dans l’âme, c’est-à-dire ce qui fait qu’elle vit et qu’elle est âme, est aussi intelligible qu’était sensible ce qui dans cette lumière sensible continuait à briller après sa disparition. J’en conclus que l’âme, en tant qu’elle était âme et qu’elle participait à la vie, condition essentielle de son existence, est de beaucoup supérieure à toutes les choses sensibles. N’est-ce pas dès lors se condamner à l’erreur la plus profonde que de soutenir que, parmi les âmes, il en est qui n’ont pas été créées par Dieu, quand d’ailleurs on célèbre la création divine de la lune et du soleil ?

7. Si nous entreprenions d’énumérer toutes les choses sensibles, nous devrions parler, non-seulement de ce que nous sentons, mais même de ce dont nous pouvons juger par le corps, quoique nos sens n’en soient point affectés ; c’est ainsi que nous jugeons les ténè-