Page:Augustin Crampon - Les quatre Evangiles, Tolra et Haton, 1864.djvu/570

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Que s’il en est ainsi de l’Évangile, il faut dire la même chose du Prologue qui forme, avec l’Évangile, un tout inséparable. L’Évangile nous donne l’histoire du Fils de Dieu incarné ; or, pour que cette histoire soit comprise, le Prologue enseigne ce qu’est en lui-même le Fils de Dieu, dont il va être question ; saint Jean parle théologie avant de parler histoire, et cette théologie, il la tient du Fils de Dieu lui-même, comme l’histoire, il l’a vue de ses yeux et entendue de ses oreilles : Quod audivimus, quod vidimus, etc. — Enfin, le Logos de Philon n’est que la raison divine réalisée ou exprimée dans la matière, c’est-à-dire le monde. Deux éléments, dit Philon, sont le principe ou la cause du monde : un élément actif ou formateur, et un élément passif capable d’être informé. Le premier est la raison pure, absolue ; le second est la matière, sans vie, sans mouvement, sans forme. La raison, qu’il appelle aussi Dieu, pénètre la matière avec sa vie, son mouvement, sa vertu formatrice ; cette matière pénétrée, informée, devient le monde. Mais cet acte est naturellement précédé de la pensée du plan du monde ; il faut d’abord que la raison (Dieu) pense, crée dans sa pensée un système cosmique, une forme qui sera imprimée à la matière. Ce plan n’est autre chose que le monde renfermé dans l’intelligence de Dieu, le monde pensé ou existant comme pensée, κόσμος νοητός ; et Philon appelle λόγος aussi bien le monde pensé que la raison divine qui le réalise. Veut-on s’exprimer sans figure, ajoute-t-il, il faut dire que le monde pensé n’est pas autre chose que la raison de Dieu occupée de la formation du monde. Ainsi quand il dit que le Logos est l’ordonnateur des choses, il ne le présente que comme une personnification de Dieu, non comme Dieu même. On voit aussi en quel sens il appelle le Logos Fils de Dieu : pour lui, la matière n’est pas, μὴ ὄν ; ce qui constitue le monde, c’est la pensée, la forme ; donc le monde réel, κόσμος ὁρατός, αἰσθητός, est le Verbe de Dieu, comme le monde pensé ; mais celui-ci est antérieur, le premier-né υἰὸς πρεσϐύτερος, celui-là le puîné υἰὸς νεώτερος Θεοῦ. En résumé, saint Jean et Philon n’ont de commun que le mot, les idées diffèrent totalement. Le Logos de saint Jean est personne, il est Dieu, en rapport éternel avec le Père, πρὸς τὸν Θεόν ; celui de Philon est un produit de la raison impersonnelle, une pensée. Le Logos de saint Jean est créateur du monde, celui de Philon le monde même. A vrai dire, Philon est, pour le fond de sa philosophie, purement platonicien ; il ne s’écarte de son maître que par certaines expressions que, comme Juif, il emprunte à la langue de l’Ancien Testament.

Nous ne nions pas, cependant, qu’il existe un rapport entre le Verbe de saint Jean et celui des Thargumim et de Philon ; ce rapport nous paraît même vraisemblable, mais c’est un rapport négatif. Les apôtres avaient annoncé Jésus-Christ comme le Fils de Dieu, essentiellement égal à son Père, et en même temps comme le Dieu manifesté, ce qui laissait intacte l’unité divine. Cette doctrine ne disposait-elle pas beaucoup d’esprits à appliquer à Jésus Christ, soit l’idée thargumique, soit l’idée philonienne du Logos ? Mais, ni dans l’un ni dans l’autre cas, on n’avait plus le véritable Christ, le véritable Fils de Dieu. Les apôtres avaient donc à