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L’IDÉE RÉPUBLICAINE ET DÉMOCRATIQUE

Non : le peuple leur semble trop ignorant encore pour qu’on puisse l’appeler tout entier à la vie politique.

Il y avait des écoles, des instituteurs. Mais le clergé, qui était le dispensateur de l’enseignement, donnait-il partout au peuple une instruction suffisante ? Les faits prouvent que le peuple, surtout dans sa masse rurale, était fort ignorant. S’il est impossible d’avoir une statistique générale des lettrés et des illettrés en France à la veille de la Révolution, des statistiques partielles se trouvent dans certains cahiers et procès-verbaux d’élections. Dans le bailliage de Nemours, la paroisse de Chavannes compte 47 électeurs primaires, qui comparaissent : 10 signent de leur nom, 37 signent d’une croix, soit 79 p. 100 d’illettrés. Dans la sénéchaussée de Draguignan, à Flayose, sur 460 électeurs, 89 seulement savent signer ; à Vérignon, sur 66, il n’y en a que 14, et le premier et le second consul ne savent pas signer[1]. Passons à l’ouest de la France : à Taillebourg, le subdélégué constate qu’il n’y a pas plus de trois personnes sachant lire et écrire[2]. Même les députés envoyés aux assemblées de bailliage par les assemblées de paroisse ne savent pas tous lire et écrire : les procès-verbaux le constatent fort souvent, par exemple, à Clermont-Ferrand[3].

C’est le clergé lui-même qui reconnaît que l’enseignement primaire faisait défaut à une très grande partie du royaume. Le cahier du clergé de Gex regrette « qu’il n’y ait pas dans les villages de petites écoles, qui ne s’y rencontrent presque nulle part ». Le clergé de Dax dit : « Les campagnes sont dépourvues de tout secours pour l’instruction de la jeunesse[4]. »

L’ignorance était donc, avant la Révolution, bien plus grande qu’aujourd’hui, et cette masse illettrée semblait inerte, insensible à la propagande philosophique.

Pendant que Voltaire déchristianise une partie de la société polie, le peuple reste très pieux, même à Paris. En février 1766, Louis XV, si impopulaire, se fait acclamer parce qu’il s’agenouille, sur le Pont-Neuf, devant le Saint-Sacrement.

Les penseurs traitent le peuple en frères inférieurs, et, généralement, n’essaient pas de mettre la raison à sa portée. Ils semblent croire qu’il faut une religion pour le peuple, si on ne veut pas qu’il se révolte et trouble les méditations des sages. L’irréligion sera le privilège des bourgeois et des nobles : on ne la doit pas répandre dans les campagnes. Buffon, à Montbard, va ostensiblement à la messe et exige que ses hôtes y aillent de même[5].

  1. Cf. Mireur, Cahiers de doléances des communautés de la sénéchaussée de Draguignan. Draguignan, 1889, in-12.
  2. Tholin, Cahiers d’Agen, p. 126. Cf. Champion, La France d’après les cahiers, p. 200.
  3. Champion, ibid.
  4. Champion, ibid.
  5. Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, éd. Aulard. Paris, 1890, in-8, p. 28, 29.