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Page:Aulard - Histoire politique de la Révolution française.djvu/38

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Mably, à propos de cette classe qu’il appelle la plus nombreuse, écrit : « Admirez avec moi l’auteur de la nature, qui semble avoir destiné, ou plutôt qui a réellement destiné cette lie de l’humanité à ne servir, si je puis parler ainsi, que de lest au vaisseau de la société. » Il a horreur de la démocratie comme nous l’entendons : « Dans le despotisme et l’aristocratie, on manque de mouvement ; dans la démocratie, il est continuel, il devient souvent convulsif. Elle offre des citoyens prêts à se dévouer au bien public, elle donne à l’âme les ressorts qui produisent l’héroïsme ; mais, faute de règles et de lumières, ces ressorts ne sont mis en mouvement que par les préjugés et les passions. Ne demandez point à ce peuple-prince d’avoir un caractère : il ne sera que volage et inconsidéré. Il n’est jamais heureux, parce qu’il est toujours dans un excès. Sa liberté ne peut se soutenir que par des révolutions continuelles. Tous les établissements, toutes les lois qu’il imagine pour la conserver sont autant de fautes par lesquelles il répare d’autres fautes, et par là il est toujours exposé à devenir la dupe d’un tyran adroit ou à succomber sous l’autorité d’un Sénat qui établira l’aristocratie. » Conclusion : n’admettre au gouvernement de l’État que des hommes qui possèdent un héritage : eux seuls ont une patrie[1].

Et Rousseau ? Oui, c’est le théoricien de la démocratie. Mais il dit, dans le Contrat social, qu’elle peut n’embrasser qu’une partie du peuple. Il veut donner ou plutôt il admire qu’on donne à Genève la prépondérance « à l’ordre moyen entre les riches et les pauvres[2] ». Le riche tient la loi dans sa bourse et le pauvre aime mieux le pain que la liberté[3]. « Dans la plupart des États, dit-il encore, les troubles internes viennent d’une populace abrutie et stupide, échauffée d’abord par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu’ils veulent étendre[4]. » Il admire, à Genève, le gouvernement de la bourgeoisie : « C’est la plus saine partie de la république, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous[5]. »

Il n’est donc pas possible de présenter J.-J. Rousseau comme un partisan du suffrage universel, comme un démocrate à notre manière[6].

Condorcet, lui aussi, ne veut admettre au droit de cité que les propriétaires[7]. Sans doute, il veut les y admettre tous, même ceux qui pos-

  1. Guerrier, p. 186, 189, 193.
  2. Lettres de la montagne, 1re éd., t. II, p. 204.
  3. Ibid., p. 206. André Chénier ne fera que commenter tout cela en 1790 (Œuvres, p.4)
  4. Ibid., p. 204.
  5. Ibid., p. 205.
  6. Cf. Edme Champion, Esprit de la Révolution, p. 23. — En 1790, l’autorité de Rousseau fut opposée aux démocrates français dans un remarquable pamphlet anonyme, intitulé : Jean-Jacques Rousseau aristocrate Paris ; Paris, 1790. in-8 de 109 pages. — Bibl. nat., Lb 39/3927.
  7. Œuvres, t. IX, p. 197 et suiv.