Page:Aulard - Histoire politique de la Révolution française.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sèdent la moindre propriété, mais, enfin, il n’y veut admettre qu’eux[1]. C’est ce qu’il appelle une démocratie bien ordonnée[2].

Turgot dit : « Celui qui ne possède point de terre ne saurait avoir de patrie que par le cœur, par l’opinion, par l’heureux préjugé de l’enfance[3]. » Aussi compose-t-il ses municipalités de village de propriétaires de terres ; ses municipalités de ville, de propriétaires de maisons. La fortune est pour lui la base du droit du citoyen ; un homme très riche aura plusieurs voix ; moyennement riche, une ; moins riche, un quart ou un cinquième ; sans bien, pas de voix.

Et quand on essaya, en 1787, une application générale du plan de Turgot, ou n’admit aux assemblées de paroisse que ceux qui payaient au moins dix livres de contributions directes, et ne furent éligibles aux nouvelles assemblées municipales que ceux qui payaient au moins 30 livres de contributions directes.

L’exemple de l’Amérique, si connu, avait sans doute fortifié ces idées.

Toutes les constitutions des treize États disent ou laissent entendre qu’un homme ne peut être libre, et, par conséquent, digne d’exercer des droits civiques, que s’il a une certaine aisance. Ainsi, la Constitution de Massachusetts porte que le Sénat et la Chambre des représentants sont élus par les habitants mâles, âgés de vingt et un ans et au-dessus, possédant un bien-fonds, en franche-tenure dans cette République, de trois livres sterling de revenu, ou un bien quelconque de la valeur de 60 livres sterling. On trouve des articles analogues, avec un cens plus ou moins élevé, dans toutes les autres constitutions.

Ainsi, en 1789, une théorie règne, consacrée par l’application qu’en ont faite les Américains, à savoir que les citoyens les plus aisés doivent seuls administrer l’État, jouir des droits politiques, surtout les citoyens qui possèdent une partie du sol puisque, selon le principe physiocratique, la terre seule est productive. Les théoriciens les plus démocrates sont ceux qui veulent admettre dans cette nation tous les propriétaires quelconques ou même tous ceux qui, sans être propriétaires, gagnent assez pour être vraiment libres. Mais le pauvre est exclu par tous de la classe des citoyens véritablement actifs, est exclu de la cité politique.

Quand donc les écrivains en viennent à dire que le peuple est souverain, ce n’est que d’une partie du peuple qu’ils entendent parler, celle qui possède, celle qui est instruite, la bourgeoisie. Cette division de la nation en deux classes, bourgeoisie et prolétariat, citoyens actifs et citoyens passifs, elle était déjà faite dans les esprits, quand la Constituante l’établit dans la réalité.

Mais les mêmes écrivains, qui ne veulent pas plus de la démocratie

  1. Au moins pour la discussion de certaines lois. Il semble admettre, pour certains objets, l’intervention des pauvres, p. 139.
  2. Œuvres, t. IX, p. 405.
  3. Œuvres de Turgot, éd. Daire, t. II, p. 511.