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BOURGEOISIE ET DÉMOCRATIE

soutenue par personne, ou si elle est formulée[1], c’est sans influence et aucun groupe ne l’accepte. Ce que nous appelons aujourd’hui le socialisme (et cela s’appelait alors la loi agraire), c’est une doctrine si peu répandue, si peu populaire, que les plus « conservateurs » des écrivains d’alors ne prennent même pas la peine de la critiquer ou de la foudroyer de leurs anathèmes[2].

Si on veut voir à quel point les esprits les plus hardis répugnaient, dans les premiers temps de la Révolution, au socialisme tel que nous l’entendons, il faut lire, dans la France libre de Camille Desmoulins, un dialogue supposé entre la Noblesse et les Communes. La Noblesse y critique l’idée de faire tout décider par la pluralité. Quoi ! dit elle, si le gros de la nation voulait une loi agraire, il faudrait donc s’y soumettre ! Les Communes, un peu embarrassées par cette objection, répondent que les propriétés sont dans le pacte social primitif, qui est au-dessus de la volonté générale, et elles ajoutent qu’en fait, les non-propriétaires ne devant pas être électeurs, il est impossible que la loi agraire passe[3].

On peut dire qu’il y a alors, et qu’il y aura quelque temps encore, un accord unanime pour écarter tout supplément de révolution sociale.

Au point de vue politique, on ne demande pas la république, on est d’accord pour garder la monarchie. Comment organisera-t-on la monarchie ? C’est là-dessus qu’on se divise. Personne ne réclame le rétablissement de l’absolutisme. Les opinions vont de l’idée d’un roi très fort, participant à la confection des lois, ayant le dernier mot en toutes choses, jusqu’à l’idée d’un roi annihilé, d’un soliveau, d’une sorte de président de république.

Que la France ne voulut pas la république en 1789, c’est prouvé, évident. Mais n’y eut-il pas un parti républicain à Paris, dans ces démagogiques conciliabules du Palais-Royal ? N’y eut-il pas au moins d’individuelles manifestations républicaines ?

Ce parti, ces manifestations, je ne les vois pas. J’ai beau chercher, je ne rencontre qu’un Français qui alors se dise républicain : c’est Camille Desmoulins. Dans sa France libre, écrite à la fin de juin 1789 et mise en vente le 17 juillet suivant, il déclare préférer la république à la monarchie, et, faisant sa confession politique, avoue avoir loué Louis XVI dans une Ode aux États généraux. Jusqu’au 23 juin, les vertus personnelles du roi avaient rallié Camille à la monarchie. Mais la séance royale l’a désabusé. Décidément, tous les rois sont les ennemis

  1. Peut-être trouverait-on dès lors des revendications socialistes dans les écrits de l’abbé Fauchet. Mais quels sont ceux de ces écrits qui parurent réellement en 1789 ? Rien de plus confus que la bibliographie des divers libelles, périodiques ou non, de Fauchet, de Bonneville et de leur groupe.
  2. Il arrive qu’à la tribune de la Constituante, en 1789, on parle du danger de la loi agraire, mais par hypothèse. Ainsi l’abbé Maury (13 octobre 1789) dit que la spoliation du clergé pourrait légitimer « toutes les insurrections de la loi agraire ».
  3. Camille Desmoulins, Œuvres, éd. Claretie, t. I, p. 84, 85.