Aller au contenu

Page:Aulard - Histoire politique de la Révolution française.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
BOURGEOISIE ET DÉMOCRATIE


système censitaire : trois journées de travail, dix journées, marc d’argent.

Telle fut l’organisation légale du régime censitaire, et c’est ainsi que la bourgeoisie se forma en classe politiquement privilégiée[1].


IV Comment l’opinion accueillit-elle le régime censitaire et le privilège de la classe bourgeoise ?

Disons d’abord qu’au début il n’y a pas de protestation bien vive contre le principe même du cens. On accepte généralement la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, ou on s’y résigne. C’est le cens élevé pour l’éligibilité à l’Assemblée nationale, c’est le marc d’argent qui amène une révolte d’une partie de l’opinion.

D’autre part, je ne vois guère de publicistes, même parmi les plus démocrates, qui demandent ou acceptent tout le suffrage universel, tel que nous l’entendons. Ainsi, les gazetiers sont d’accord avec l’Assemblée constituante pour exclure les domestiques. Il y a des préjugés religieux contre les Juifs[2] ; il y a des préjugés sociaux contre les comédiens, contre le bourreau. Les Révolutions de Paris, ce journal si hardi, si révolutionnaire, admettent qu’un comédien puisse être électeur, mais non éligible[3] : « Croit-on, dit-il, que Frontin puisse être maire ? Conçoit on qu’il puisse descendre dans le parterre où l’on ferait quelque tumulte pour rétablir l’ordre, surtout lorsque ce tumulte viendrait de ce qu’on serait excédé de ses charges ou de ses quolibets ? Conçoit-on qu’il pût étudier des rôles, répéter, jouer et vaquer aux détails d’une administration publique, qui, dans les cas imprévus, le forceraient, au milieu d’une pièce, à troquer le caducée contre le bâton de commandement ? »

L’Assemblée nationale ne tint pas compte des préjugés sociaux : elle admit les comédiens et le bourreau à l’exercice des droits politiques. Mais elle tint pendant quelque temps compte des préjugés religieux. Le décret des 23 et 24 décembre 1789, qui admettait à l’électorat et à l’éligibilité les non-catholiques, en excluait provisoirement les Juifs[4]. Le décret du 28 janvier 1790 n’y admit qu’une partie des Juifs résidant en France, à savoir les Juifs portugais, espagnols et avignonnais. C’est

  1. C’est une chose incroyable à quel point ces faits, si publics, furent oubliés et défigurés. Ainsi un homme qui avait assisté à la Révolution, et qui ne passa jamais pour un étourdi, Royer-Collard, s’imagina plus tard que la constitution de 1791 avait été démocratique. Il dit à la tribune, en 1831 : « Deux fois la démocratie a siégé en souveraine dans notre gouvernement ; c’est l’égalité politique qui a été savamment organisée dans la Constitution de 1791 et dans celle de l’an III. » (Discours sur l’hérédité de la pairie, dans la Vie politique de Royer-Collard, par M. de Barante, t. II, p. 469.) La Constitution de l’an III, on le verra, n’admit pas plus « l’égalité politique » que ne l’avait admise celle de 1791.
  2. Voir, dans la Révolution française du 15 août 1898, l’article de M. Sigismond Lacroix, intitulé : Ce qu’on pensait des Juifs à Paris en 1790.
  3. N° XXIV (du 19 au 26 décembre 1789), p. 6 et 7.
  4. Cf. Courrier de Provence, t. V, n° LXXXIII.