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LA BICHE AU BOIS.

lette, une momie qui fait peur. Je ne m’étonne plus qu’il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans ; il voulait attraper quelque dupe, c’est sur nous que le sort a tombé : mais il n’est pas impossible de s’en venger.

— Quels outrages ! s’écria la fausse princesse ; ne suis-je pas bien malheureuse d’être venue sur la parole de telles gens ! Voyez que l’on a grand tort de s’être fait peindre un peu plus belle que l’on n’est : cela n’arrive-t-il pas tous les jours ? Si pour tels inconvénients, les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient. »

Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre, ils remontèrent chacun dans leur litière ; et sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d’honneur fut traitée de même. On les mena dans la ville ; par ordre du roi elles furent enfermées dans le château des trois Pointes.

Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s’était toute renfermée dans son cœur. Lorsqu’il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée ! Il était toujours amoureux, et n’avait pour tout objet de sa passion qu’un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus, toutes ses idées si charmantes qu’il s’était faites sur la princesse Désirée se trouvaient échouées. Il aurait mieux aimé mourir que d’épouser celle qu’il prenait pour elle. Enfin, jamais désespoir n’a été égal au sien : il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put lui permettre, de s’en aller secrètement et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.

Il ne communiqua son dessein qu’au fidèle Becafigue ; il était bien persuadé qu’il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu’avec un autre du mauvais tour qu’on lui avait joué. À peine commença-t-il à se porter mieux, qu’il partit et laissa une grande lettre pour le roi sur la table de son cabinet, l’assurant qu’aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé il reviendrait auprès de lui ; mais qu’il le suppliait, en attendant, de penser à leur commune vengeance et de retenir toujours la laide princesse prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu’eut le roi lorsqu’il reçut cette lettre. La séparation d’un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Becafigue s’éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l’épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l’herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince fatigué de la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible. « Seigneur, lui dit Becafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir et reconnaître un peu les lieux où nous sommes. » Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna seulement par un signe qu’il le pouvait.

Il y a longtemps que nous avons laissé la biche au bois, je veux parler de l’incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée, lorsqu’elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servit de miroir : « Quoi ! c’est moi ! disait-elle. C’est aujourd’hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis ! Combien durera ma métamorphose ? Où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point ? Comment pourrai-je manger de l’herbe ? » Enfin elle se faisait mille questions et ressentait la plus cruelle douleur qu’il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c’est qu’elle était une aussi belle biche, qu’elle avait été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l’herbe de bon appétit, et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse ; la nuit la surprit, elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proche d’elle, et souvent, oubliant qu’elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu ; elle admirait sa beauté, et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux qu’elle ne se lassait point de le regarder ; tout ce qu’elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu’elle voyait. C’était l’unique consolation qu’elle pouvait trouver dans un lieu si désert ; elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur ; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis, car elle leur avait dit plusieurs fois, que si la princesse partait avant que d’avoir quinze ans elle s’en trouverait mal ; cependant elle ne voulait point l’abandonner aux furies de la fée de la Fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette nouvelle confidente pût la consoler dans sa disgrâce.

Cette belle biche passait doucement le long d’un ruisseau quand Giroflée, qui ne pouvait presque plus marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la biche l’aperçut, elle franchit tout d’un coup le ruisseau, qui était large et profond, elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise ; elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes qui les rendît humaines, ou si elle la connaissait ; car enfin il était fort singulier qu’une biche s’avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise de grosses larmes qui coulaient de ses yeux : elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses