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LA BICHE AU BOIS.

son maître. Elle se hâta d’emplir une corbeille et la lui donna. « Je crains, dit-elle, que, si vous passez la nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident ; je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l’abri des lions. » Il la remercia, et lui dit qu’il était avec un de ses amis ; qu’il allait lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu’il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proches l’une de l’autre, qu’elles n’étaient séparées que par une cloison.

Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires. Dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva, et, pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Il marcha longtemps sans tenir aucune route certaine ; enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d’arbres et de mousses ; aussitôt une biche en partit. Il ne put s’empêcher de la suivre. Son penchant dominant était pour la chasse, mais il n’était plus si vif depuis la passion qu’il avait dans le cœur. Malgré cela il poursuivit la pauvre biche, et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu’elle n’en fût pas blessée : car son amie Tulipe la garantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourable d’une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. L’on n’a jamais été si lasse que l’était la princesse des biches : l’exercice qu’elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle se détourna à un sentier, si heureusement que le dangereux chasseur, la perdant de vue et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, il ne s’obstina pas à la suivre.

Le jour s’étant passé de cette manière, la biche vit avec joie l’heure de se retirer ; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l’attendait impatiemment. Dès qu’elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante, elle était tout en nage. Giroflée lui fit mille caresses ; elle mourait d’envie de savoir ce qui lui était arrivé. L’heure de se débichonner étant arrivée, la belle princesse reprit sa forme ordinaire. Jetant les bras au cou de sa favorite : « Hélas ! lui dit-elle, je croyais n’avoir à craindre que la fée de la Fontaine et les cruels hôtes des forêts ; mais j’ai été poursuivie aujourd’hui par un jeune chasseur, que j’ai vu à peine, tant j’étais pressée de fuir. Mille traits décochés après moi me menaçaient d’une mort inévitable ; j’ignore encore par quel bonheur j’ai pu m’en sauver. — Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée. Passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence. J’irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir ; nous lirons des Contes nouveaux que l’on a faits sur les fées, nous ferons des vers et des chansons. — Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse. La charmante idée du prince Guerrier suffit pour m’occuper agréablement ; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de biche me force malgré moi de faire ce qu’elles font : je cours, je saute et je mange l’herbe comme elles. Dans ce temps-là une chambre me serait insupportable. » Elle était si harassée de la chasse, qu’elle demanda promptement à manger : ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu’au lever de l’aurore. Dès qu’elle l’aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.

Le prince de son côté était venu sur le soir rejoindre son favori. « J’ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle biche que j’aie jamais vue ; elle m’a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse. J’ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups. Aussitôt qu’il fera jour, j’irai la chercher encore, et ne la manquerai point. » En effet ce jeune prince, qui voulait éloigner de son cœur une idée qu’il croyait chimérique, n’étant pas fâché que la passion de la chasse l’occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la biche ; mais elle se garda bien d’y aller, craignant une aventure semblable à celle qu’elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés ; il marcha longtemps, et, comme il s’était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir ; il en cueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s’endormit d’un profond sommeil. Il se jeta sur l’herbe fraîche sous des arbres, où mille oiseaux semblaient s’être donné rendez-vous.

Dans le temps qu’il dormait, notre craintive Biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l’avait aperçu plus tôt, elle l’aurait fui ; mais elle se trouva si proche de lui, qu’elle ne put s’empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu’elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. Ô dieux ! que devint-elle, quand elle le reconnut ? Son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l’avoir perdue en si peu de temps. Amour, Amour, que veux-tu donc ? faut-il que Bichette s’expose à perdre la vie par les mains de son amant ? Oui, elle s’y expose, il n’y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, et ses yeux ravis de le voir ne pouvaient s’en détourner un moment ; elle soupirait, elle poussait de petits gémissements. Enfin devenant plus hardie, elle s’approcha encore davantage ; elle le touchait lorsqu’il s’éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la même biche qui lui avait donné tant d’exercice et qu’il avait cherchée longtemps ; mais la trouver si familière, lui paraissait une chose rare. Elle n’attendit pas qu’il eût essayé de la prendre : elle s’enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s’arrêtaient pour reprendre haleine, car la belle biche était encore lasse d’avoir tant couru la veille et le prince ne l’était pas moins qu’elle ; mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas ! faut-il le dire ? c’était la peine de s’éloigner de celui qui l’avait