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LA BICHE AU BOIS.

plus blessé par son mérite que par les traits qu’il tirait sur elle. Il la voyait très souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s’il voulait qu’elle pérît sous ses coups, et, lorsqu’il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver. « Ah ! si tu pouvais m’entendre, petite biche, lui criait-il, tu ne m’éviterais pas ; je t’aime, je veux te nourrir ; tu es charmante, j’aurai soin de toi. » L’air emportait ses paroles : elles n’allaient point jusqu’à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre biche ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutes ses forces ; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n’attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur ; mais, au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser. « Belle biche, lui dit-il, n’aie point de peur, je veux t’emmener avec moi, et que tu me suives partout. » Il coupa exprès des branches d’arbres, il les plia adroitement, il les couvrit de mousses, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés ; ensuite il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint la coucher doucement sur ses ramées ; puis il s’assit auprès d’elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu’il lui présentait et qu’elle mangeait dans sa main.

Le prince continuait de lui parler, quoiqu’il fût persuadé qu’elle ne l’entendait pas. Cependant, quelque plaisir qu’elle eût de le voir, elle s’inquiétait parce que la nuit s’approchait. « Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s’il me voyait changer tout d’un coup de forme ? Il serait effrayé et me fuirait, ou, s’il ne me fuyait pas, que n’aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt ? » Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu’il lui en fournit le moyen : car, ayant peur qu’elle n’eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau afin de l’y conduire. Pendant qu’il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l’attendait. Elle se jeta encore sur son lit ; la nuit vint, sa métamorphose cessa ; et elle lui apprit son aventure.

« Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt ; c’est lui qui m’a chassée depuis deux jours, et qui, m’ayant prise, m’a fait mille caresses. Ah ! que le portrait qu’on m’en apporta est peu fidèle ! il est cent fois mieux fait ; tout le désordre où l’on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine et lui conserve des agréments que je ne saurais t’exprimer. Ne suis-je pas bien malheureuse d’être obligée de fuir ce prince, lui qui m’est destiné par mes plus proches, lui qui m’aime et que j’aime ? Il faut qu’une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie. » Elle se prit à pleurer. Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelques temps ses peines seraient changées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche, dès qu’il eut trouvé une fontaine ; mais elle n’était plus au lieu où il l’avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de la raison. « Quoi ! s’écria-t-il, je n’aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle ! » Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie. Il conta à son confident l’aventure de Bichette, et l’accusa d’ingratitude. Becafigue ne put s’empêcher de sourire de la colère du prince ; il lui conseilla de punir la biche quand il la rencontrerait. « Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince ; ensuite nous partirons pour aller plus loin. »

Le jour revint, et, avec lui, la princesse reprit sa figure de biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d’aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement, ou de prendre une route toute opposée pour l’éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s’éloigna beaucoup ; mais le jeune prince qui était aussi fin qu’elle, en usa tout de même, croyant bien qu’elle aurait cette petite ruse ; de sorte qu’il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s’y trouvait en sûreté lorsqu’elle l’aperçut ; aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons, et, comme si elle l’eût appréhendé davantage, à cause du tour qu’elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents ; mais, dans le moment, qu’elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu’il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, et, n’ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel et barbare, où étais-tu donc ? Quoi ! tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant ! Cette triste catastrophe était inévitable ; car la fée de la Fontaine y avait attaché la fin de l’aventure. Le prince s’approcha. Il eut un sensible regret de voir couler le sang de la biche : il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux. « N’es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t’est arrivé ? Que t’avais-je fait hier pour m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui de même, je t’emporterai. » La biche ne disait rien ; qu’aurait-elle dit ? elle avait tort et ne pouvait parler ; car ce n’est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses. « Que je souffre de t’avoir blessée ! lui disait-il. Tu me haïras, et je veux que tu m’aimes. » Il semblait, à l’entendre, qu’un secret génie lui inspirât tout ce qu’il disait à Bichette. Enfin, l’heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait ; il se chargea de sa chasse, et n’était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, et quelquefois à la traîner. Elle n’avait nulle envie d’aller avec lui. « Qu’est-ce que je vais devenir ? disait-elle. Quoi,