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LA CHATTE BLANCHE.

auprès de sa chère Chatte-Blanche ; elle savait le jour et le moment qu’il devait arriver, tout était jonché de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis de Perse et sous un pavillon de drap d’or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l’avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières, pour le féliciter par un miaulage désespéré.

« Eh bien ! fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne ? — Madame, répliqua-t-il, vos bontés m’avaient mis en état de la gagner, mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s’en défaire que je n’aurais de plaisir à la posséder. — N’importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion, et puisqu’il faut que tu mènes une belle fille à la cour de ton père, je t'en chercherai quelqu’une qui te fera gagner le prix. Cependant réjouissons-nous ; j’ai ordonné un combat naval entre mes chats et les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignent l’eau ; mais aussi ils auraient trop d’avantage, et il faut, autant qu’on le peut, égaler toutes choses. » Le prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut avec elle sur une terrasse qui donnait vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liège, sur lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d’œufs, et c’étaient là leurs navires. Le combat s’opiniâtra cruellement ; les rats se jetaient dans l’eau, et nageaient bien mieux que les chats ; de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs et vaincus ; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gente ratonnienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents le général de leur flotte. C’était un vieux rat expérimenté qui avait fait trois fois le tour du monde dans de beaux vaisseaux, où il n’était ni capitaine ni matelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte-Blanche ne voulut pas qu’on détruisît absolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que s’il n’y avait plus ni rats ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait les deux autres, c’est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu ; car Chatte-Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s’empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ou si, par une métamorphose, on l’avait rendue chatte ; mais comme elle ne disait jamais que ce qu’elle voulait bien dire, elle ne répondait aussi que ce qu’elle voulait bien répondre, et c’était tant de petits mots qui ne signifiaient rien, qu’il jugea aisément qu’elle ne voulait pas partager son secret avec lui.

Rien ne s’écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et sans chagrin ; et si la chatte n’avait pas été soigneuse de se souvenir du temps qu’il fallait retourner à la cour, il est certain que le prince l’avait absolument oublié. Elle l’avertit la veille qu’il ne tiendrait qu’à lui d’emmener une des plus belles princesses qui fût dans le monde, que l’heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivée, et qu’il fallait pour cela qu’il se résolût à lui couper la tête et la queue, qu’il jetterait promptement dans le feu. « Moi ! s’écria-t-il, Blanchette, mes amours ! moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous tuer ! Ah ! vous voulez sans doute éprouver mon cœur, mais soyez certaine qu’il n’est point capable de manquer à l’amitié et à la reconnaissance qu’il vous doit. — Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne d’aucune ingratitude ; je connais ton mérite ; ce n’est ni toi ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l’un et l’autre d’être heureux, et tu connaîtras, foi de chatte de bien et d’honneur, que je suis véritablement ton amie. »


Le corps de Chatte-Blanche devint grand, et se changea en fille… (p. 69)

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince de la seule pensée qu’il fallait couper la tête à sa petite chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu’il put imaginer de plus tendre, pour qu’elle l’en dispensât ; elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir de sa main, et que c’était l’unique moyen que ses frères n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avec tant d’ardeur qu’il tira son épée en tremblant, et d’une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la chatte : en même temps, il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte-Blanche devint grand, et se changea tout d’un coup en fille ; c’est ce qui ne saurait être décrit : il n’y a eu que celle-là aussi accomplie. Ses