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LA CHATTE BLANCHE.

yeux ravissaient les cœurs, et sa douceur les retenait ; sa taille était majestueuse, l’air noble et modeste, un esprit liant, des manières engageantes, enfin elle était au-dessus de tout ce qu’il y a de plus aimable.

Le prince, en la voyant demeura si surpris, et d’une surprise si agréable, qu’il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux n’étaient pas assez grands pour la regarder et sa langue liée ne pouvait expliquer son étonnement ; mais ce fut bien autre chose, lorsqu’il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs qui, tenant tous leur peau de chatte ou de chat jetée sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine et lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel ; elle les reçut avec des témoignages de bonté qui marquaient assez le caractère de son cœur. Et, après avoir tenu son cercle quelque moment, elle ordonna qu’on la laissât seule avec le prince, et elle lui parla ainsi :

- Ne pensez pas, seigneur, que j’aie toujours été chatte ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement ma mère et la laissait dans une entière liberté de faire tout ce qu’elle voulait. Son inclination dominante était de voyager ; de sorte qu’étant grosse de moi, elle entreprit d’aller voir une certaine montagne dont elle avait entendu dire des choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu’il y avait proche du lieu où elle passait un ancien château de fées, le plus beau du monde, tout au moins qu’on le croyait tel par une tradition qui en était restée ; car d’ailleurs comme personne n’y entrait, on n’en pouvait juger ; mais qu’on savait très sûrement que ces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie si violente d’en manger, qu’elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice qui brillait d’or et d’azur de tous les côtés ; mais elle y frappa inutilement ; qui que ce soit ne parut, il semblait que tout le monde y était mort. Son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir des échelles afin que l’on pût passer par-dessus les murs du jardin, et l’on en serait venu à bout, si ces murs se fussent haussés à vue d’œil. L’on attachait des échelles les unes aux autres ; elles rompaient sous le poids de ceux qu’on y faisait monter, et ils s’estropiaient ou se tuaient.

La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits qu’elle croyait délicieux. Elle en voulait manger ou mourir ; de sorte qu’elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait ; elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible. Enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables fées n’avaient pas même paru depuis qu’elle s’était établie proche de leur château. Tous ses officiers s’affligeaient extraordinairement. L’on n’entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceux qui la servaient ; mais elle n’en voulait point d’autres que de ceux qu’on lui refusait.

Une nuit qu’elle s’était un peu assoupie, elle vit en se réveillant, une petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d’elle une inconnue, lorsqu’elle lui dit : « Nous trouvons Ta Majesté bien importune de vouloir avec tant d’opiniâtreté manger de nos fruits ; mais puisqu’il y va de ta précieuse vie, mes sœurs et moi consentons à t’en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don. — Ah ! ma bonne mère, s’écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon cœur, mon âme, pourvu que j’aie des fruits ? je ne saurais les acheter trop cher. — Nous voulons, dit-elle, que Ta Majesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein. Dès qu’elle sera née, nous la viendrons quérir ; elle sera nourrie parmi nous ; il n’y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la dotions : en un mot, ce sera notre enfant ; nous la rendrons heureuse. Mais observe que Ta Majesté ne la reverra plus qu’elle ne soit mariée. Si la proposition t’agrée, je vais tout à l’heure te guérir et te mener dans nos vergers ; malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir. — Quelque dure que soit la loi que vous m’imposez, répondit la reine, je l’accepte plutôt que de mourir : car il est certain que je n’ai pas un jour à vivre ; ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir du privilège que vous venez de m’accorder. »

La fée touche une petite baguette d’or, en disant : « Que Ta Majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit ! » Il lui sembla aussitôt qu’on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dont elle se sentait comme accablée, et qu’il y avait des endroits où elle tenait davantage. C’était apparemment ceux où le mal était le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames et leur dit avec un visage gai qu’elle se portait à merveille, qu’elle allait se lever, et qu’enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger les beaux fruits et pour en emporter tant qu’il lui plairait.

Il n’y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que dans ce moment elle rêvait à ces fruits qu’elle avait tant souhaités : de sorte qu’au lieu de lui répondre, elles se prirent à pleurer et firent éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle était. Ce retardement désespérait la reine ; elle demandait promptement ses habits, on les lui refusait ; elle se mettait en colère et devenait fort