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LA CHATTE BLANCHE.

rouge. L’on disait que c’était l’effet de sa fièvre. Cependant les médecins étant entrés, après lui avoir tâté le pouls et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu’elle ne fût dans une parfaite santé. Ses femmes, qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre, tâchèrent de la réparer en l’habillant promptement. Chacune lui demanda pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée, qui l’avait toujours attendue.

Elle entra dans le palais, où rien ne pouvait être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde. Vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte-Blanche, quand je vous aurai dit que c’est celui où nous sommes. Deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère la reçurent à la porte et lui firent un accueil très favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin et vers les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. « Ils sont tous également bons, lui dirent-elles ; et si ce n’était que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n’aurions qu’à les appeler pour les faire venir ici. — Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j’aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire ? » La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche et siffla trois fois ; puis elle cria : « Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix. — Mais, dit la reine, tout ce que vous venez d’appeler vient en différentes saisons. — Cela n’est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles ; nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais. »

En même temps ils arrivèrent, roulant, rampant, pêle-mêle sans se gâter ni se salir ; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus et prit les premiers qui s’offrirent sous ses mains, elle les dévora plutôt qu’elle ne les mangea.

Après s’en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers pour avoir le plaisir de les choisir de l’œil avant que de les cueillir. « Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées ; mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite ; il ne sera plus permis de t’en dédire. — Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l’on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que, si je n’aimais pas chèrement le roi mon mari, je m’offrirais d’y demeurer aussi ; c’est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole. » Les fées, très contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins et tous leurs enclos ; elle y resta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision ; et, comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit charger quatre mille mules qu’elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d’or d’un travail exquis pour les mettre et plusieurs raretés dont le prix est excessif ; elles lui promirent de m’élever en princesse, de me rendre parfaite et de me choisir un époux ; qu’elle serait avertie de la noce, et qu’elles espéraient bien qu’elle y viendrait.

Le roi fut ravi du retour de la reine, toute la cour lui en témoigna sa joie ; ce n’étaient que bals, mascarades, courses de bague et festins, où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeait préférablement à tout ce qu’on pouvait lui présenter. Il ne savait point le traité qu’elle avait fait avec les fées, et souvent il lui demandait en quel pays elle était allée pour en rapporter de si bonnes choses ; elle lui répondait qu’ils se trouvaient sur une montagne presque inaccessible ; une autre fois qu’ils venaient dans des vallons, puis au milieu d’un jardin ou dans une grande forêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui l’avaient accompagnée : mais elle leur avait tant défendu de conter à personne son aventure, qu’ils n’osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu’elle avait promis aux fées, voyant approcher le temps de ses couches, tomba dans une mélancolie affreuse ; elle soupirait à tout moment et changeait à vue d’œil. Le roi s’inquiéta, il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse ; et après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s’était passé entre les fées et elle, et comme elle leur avait promis la fille qu’elle devait avoir. « Quoi ! s’écria le roi, nous n’avons point d’enfants, vous savez à quel point j’en désire, et pour manger deux ou trois pommes, vous avez été capable de promettre votre fille ? Il faut que vous n’ayez aucune amitié pour moi. » Là-dessus il l’accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur ; mais il ne se contenta pas de cela, il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu’elle n’eût commerce avec qui que ce soit au monde, que les officiers qui la servaient ; encore changea-t-il ceux qui avaient été avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paraissait inexorable, il ne voyait plus sa femme ; et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu’elle restait prisonnière et fort malheureuse. Les fées n’ignoraient rien de ce qui se passait ; elles s’en irritèrent, elles voulaient m’avoir, elles me regardaient comme leur bien, et que c’était leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l’avertir de mettre la reine en liberté et de lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d’être nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, car c’étaient des nains hideux, qu’ils n’eurent pas le don de persuader ce qu’ils voulaient au roi. Il les re-