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VOYAGE D’UNE FEMME

Je vis dans mon assiette une quantité de petites boules nageant dans un jus violet ; il s’exhalait de là une odeur spiritueuse de fâcheux présage, j’essayai de m’attaquer d’abord à une grosse boule jaune qui me parut un innocent jaune d’œuf dur… Je crus manger du feu. Le traître avait été abondamment poudré de piment. J’eus la lâche idée de tout laisser ; mais les regards étaient fixés sur moi ; je fis une invocation à l’hospitalité, et, rassemblant tout mon courage, je continuai d’avaler cette infernale soupe. Au milieu du conflit de goûts, de saveurs et d’arômes qui ahurissaient complètement mon palais, je distinguai, dans cette mêlée bizarre, du sucre, du jus de gibier, du piment, du vin, des œufs et toutes les épices connues ; l’addition d’un peu de poudre à canon ne me paraîtrait pas invraisemblable. Il faudrait vous faire un menu tout entier pour vous décrire la quantité de mets inusités chez nous que je vis ensuite servir ; je noterai seulement une sauce de gibier au girofle et au rhum dont je me repentis d’avoir essayé. Au milieu de ces étrangetés, on nous présenta quantité de choses excellentes, d’énormes poissons et des pièces rôties superbes, très-dignes de la table d’un gouverneur presque vice-roi.

Je remarquai avec regret l’absence des carafes et des verres à boire de l’eau ; je déplorai également la parcimonie avec laquelle était servi le pain blanc : chaque convive en avait un petit morceau gros comme la moitié d’un œuf, et aucun n’eut la fantaisie d’en redemander. Vers le milieu du dîner, on commença à porter des toasts ; je reçus un nombre de politesses dont ma vanité s’accommodait mieux que mon cer-