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VOYAGE D’UNE FEMME AU SPITZBERG.

ces solitudes ! Que durent être ces agonies ! Par quels prodiges de courage et de persévérance l’homme éloignait-il sa mort devenue de jour en jour plus inévitable ? De quelle manière soutenait-il cette lutte suprême ? D’abord on vivait sur le navire, économisant les provisions, se chauffant de graisse d’ours, d’os de poisson, d’huile et de tout ce qui se pouvait détruire à bord sans gêner par la suite la marche du bâtiment, car on ne touchait pas au navire lui-même ; l’homme songe à l’avenir, même dans les situations les plus désespérées, et sans doute chacun des pauvres pêcheurs a pensé voir s’accomplir pour lui ce miracle si rare : revenir d’un hivernage au Spitzberg. Les provisions épuisées, on se privait de plus en plus, et l’on chassait avec une nouvelle ardeur l’ours et le renard bleu, seuls habitants de ces parages. Puis un jour, jour terrible, après la mort de quelque compagnon, après d’intolérables souffrances, on se décidait à se chauffer avec le navire ; on creusait des trous dans la glace, on organisait là une espèce de hutte, on s’y installait le mieux possible et l’on se chauffait. Enfin, on se chauffait ! oui ; mais, pendant que le corps se ranimait momentanément à la chaleur, l’âme se glaçait sous le désespoir ; ce feu consumait l’espérance, ce feu détruisait la plus grande force que Dieu ait donnée à l’homme. Le reste n’était plus que le dernier combat de l’instinct de conservation contre la mort, et la mort était toujours victorieuse ; un à un le petit équipage s’éclaircissait, et chacun de ces obscurs martyrs se couchait à son tour dans le cimetière glacé où je les avais trouvés. Tous, tous ainsi jus-