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AU SPITZBERG.

long repos, s’emportèrent et prirent une allure effrénée. À notre gauche s’étendait un lac immense encore glacé ; à notre droite, la plaine de neige déroulait à perte de vue ses ondulations imperceptibles et son implacable blancheur : des poteaux, destinés à fixer les limites du chemin, rompaient seuls, de loin en loin, la rigidité de la ligne de l’horizon. Ces poteaux, peints en rouge et surmontés d’une barre transversale, avaient l’apparence sinistre de potences. Nous courions avec une légèreté de fantômes à travers cet étrange pays, changeant de place sans changer d’horizon, ce qui donnait à notre course une apparence surnaturelle. Je ne pouvais me lasser de regarder autour de moi, et je voyais toujours la neige, toujours les eaux immobiles du lac, toujours les poteaux couleur de sang. Peu à peu cette espèce d’enfer glacé s’anima : je vis du feu sortir de dessous les pieds des chevaux ; les poteaux remuèrent lentement leurs grands bras et s’approchèrent de la voiture ; de grandes chouettes blanches volèrent près de mon visage, me regardant avec leurs horribles yeux fixes et presque humains, en poussant des cris d’enfant qu’on égorge ; une terreur invincible s’empara de moi ; je restai immobile, silencieuse, les yeux grands ouverts, la poitrine oppressée, ne sachant si je rêvais, si je vivais, ou si j’étais transportée hors du monde réel.

À six heures du matin, j’arrivai à Jerking ; on me porta dans un lit ; j’avais une fièvre ardente et un délire complet.

Jerking est un gaard considérable et riche ; il sert